Les années, Annie Ernaux

Annie Ernaux, Prix Nobel de Littérature 2022, raconte les années qui filent, défilent et s’éloignent, le temps qui passe et s’enfuit. Autrice et personnage de ce livre, elle est là comme un symbole, une représentation des femmes de son temps – nées en 1940, enfants lors de l’après-guerre et trop petites pour profiter du soulagement, jeunes filles corsetées par la société et ses mœurs rigides, ses corps cachés jusqu’au mariage, mères alors que le culte de la consommation déboule de l’autre côté de l’Atlantique, amantes tandis que Mitterrand est réélu, sans surprise, sans fanfare, bientôt retraitées quand les tours s’effondrent, grand-mères alors que la technologie colonise les vies. Annie Ernaux est à la fois présente et absente, une ombre qui s’imprime sur les pages où elle relate la France et sa société, comme une histoire qui retranscrirait les ambiances successives qui bercent le pays – « Une existence singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d’une génération » (p179). Des photographies sont décrites ici et là, l’autrice n’étant désignée que par quelques phrases impersonnelles mais pleines de substance. Son corps est à la fois incarné puisqu’il incarne ces femmes et les injonctions sociétales qui pèsent sur elle, et là simplement comme véhicule de ses écrits et de ses émotions qui évoluent lentement à mesure que la France se transforme. « Elle retrouve alors, dans une satisfaction profonde, quasi éblouissante – que ne lui donne pas l’image, seule, du souvenir personnel –, une sorte de vaste sensation collective dans laquelle sa conscience, tout son être est pris. » (p298)

Plus qu’une autobiographie discrète, Les années est davantage une chronique sociétale, et sociale, aussi sans doute, même si ce livre l’est bien moins que d’autres de ses œuvres. Les accumulations, sortes d’ «inventaire », viennent contextualiser ces moments défunts à coups de noms, de marques, de détails évanouis, déjà. Les années nous plonge dans un temps révolu, mêle ainsi culture populaire, politique et références à d’illustres intellectuels ayant marqué la mémoire collective. Il agit donc comme une sorte de vivier de souvenirs où se dessinent ceux de l’autrice, mais où chacun peut tenter d’y deviner ses propres remembrances ou celles des siens. C’est un voyage dans l’époque de nos grands-mères puis dans celles de nos mères, où leur condition de femme répond à l’atmosphère ambiante, mais où se devinent aussi le jeune homme de la novella éponyme, l’événement traumatisant, sanglant, des années de fac.

Loin du style de La place, qu’elle qualifie elle-même de « plat », Annie Ernaux laisse cette fois sa plume plus libre, aller à son aise. Les mots se suivent, s’arrangent, tandis que les évocations de la mémoire et du passé, du lien entre l’identité et les souvenirs, enflent, créent des métaphores et des aphorismes beaux et puissants, d’une justesse étourdissante.

Annie Ernaux – Les années
Gallimard
2008
20 euros
241 pages

Ils/elles en parlent aussi : Les yeux dans les livres. Les lectures d’Antigone. Pierre Nicolas. La plume de Victoire. Dans la bibliothèque de Cléanthe. J’ai 2 mots à vous dire

21 réflexions sur “Les années, Annie Ernaux

  1. Ping : Noël 2022 – livres en pagaille – Pamolico – critiques romans, cinéma, séries

  2. Je vous souhaite de vite découvrir de vrai(e)s écrivain(e)s….il y a tant de belles lectures qui méritent vraiment notre admiration et nous transportent. Je suis certaine qu’Annie Ernaux elle-même serait bien capable de vous conseiller très justement; elle ,qui admet que son écriture n’est qu’un exutoire qu’elle ne contrôle pas. Je comparerais de plus en plus ses livres aux gribouillages demandés par un psy pour les interpréter….çà n’en fait pas des tableaux de maîtres.

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    1. Le comité Nobel resterait sans doute perplexe devant votre argumentaire… le prix récompense autant l’oeuvre que la femme, et quelle femme. Le tout est de respecter les goûts et l’évolution des mœurs, ce que vous ne faites manifestement pas. Annie Ernaux primée, c’est aussi la libération de la féminité qui l’est et il serait temps.
      Je ne fais pas l’apologie de sa plume, relisez-moi si c’est ainsi que vous l’interprétez.
      Enfin, je n’ai pas besoin de vos souhaits de belles lectures, je m’en sors très bien seule.

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  3. C’est le premier Ernaux que j’ai lu. J’ai relu mon billet d’alors, et c’est curieux, j’ai l’impression, que je n’avais pas trop aimé, alors que j’en garde plutôt un très bon souvenir, comme si le texte avait continué à travailler en moi. Depuis, j’ai lu d’autres livres de Ernaux, que je n’ai hélas pas tous pris le temps de chroniquer. Et c’est une autrice que j’aime énormement et que je considère comme majeure.

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    1. Ça m’arrive aussi, ce décalage entre mes souvenirs et mon ressenti d’alors… peut-être est-ce le signe que les romans en question ont une force certaine, comme tu le dis !
      Il faut que je prenne davantage le temps d’étudier sa bibliographie, d’aller plus loin que Les années et La place.

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  4. Colette Roullier

    Pour ma part, je ne vois pas en quoi Annie Ernaux « méritait  » en quoi que ce soit le prix Nobel (revoir la définition). On en a lu un , on les a lu tous.(y compris « les années ») Et si un a le mérite de nous (re)plonger dans des années où les conditions féminine et de classe étaient particulièrement difficiles, le reste de ses productions n’est qu’ un rabâchage obsessionnel auquel s’ajoute depuis un certain temps, une mythomanie amoureuse typique du vieillissement.De plus, le style est sans intérêt (n’est pas écrivain(e) qui veut, même agrégé(e) de Français). C’est d’ailleurs ce qu’elle dit très justement dans « l’écriture comme un couteau » malgré les efforts de Frédéric-Yves Jeannet et j’apprécie cette honnêteté intellectuelle.
    Mais c’est dans l’air du temps (il n’y a qu’a voir le flop du choix des grands prix littéraires de la rentrée alors qu’il y de si beaux livres et peut-être des chefs d’oeuvres.)

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    1. Je ne suis pas d’accord. Le style des Années n’a rien à voir avec celui de La place, cette fusion entre individu et société non plus. Certains sujets se rejoignent, bien sûr, mais c’est le cas de la bibliographie de chaque écrivain : des liens peuvent nécessairement être établis entre les titres, c’est humain et logique.
      Quant à la plume d’Annie Ernaux, si elle est « plate » dans La place, faite de phrases courtes et sans envolées, ici elle ménage de (très) belles surprises – la preuve s’il en est que chaque livre est unique.

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