Où vivaient les gens heureux, Joyce Maynard

Avec ses mots, Joyce Maynard crée une ferme, un foyer, un joyeux pandémonium où vivaient les gens heureux, réunis autour d’un vieux frêne, comme certains des protagonistes de L’Arbre-Monde. En adoptant presque uniquement la perspective d’Eleanor, la figure maternelle, l’auteure relate le destin d’une famille, les déchirements qui écartèlent une mère pour qui ses fils et filles sont à la fois la plus grande source de bonheur mais aussi de chagrin.

Le récit s’ouvre alors qu’un mariage est célébré, réunissant ceux qui se sont éloignés avec les années. Après cet incipit, le passé prend le pas sur le présent, l’adolescence d’Eleanor et, bientôt, ses années de jeune maman devenant l’essence du roman. Ces pages sont envahies par les jours heureux, les feux de cheminée, l’odeur sucrée du pop-corn, la chaleur des petits corps blottis sous un duvet, les cris et les rires, colonisées par les jouets disséminés dans la maison, colorées par les illustrations nées de la main d’Eleanor, auteure de livres pour enfants. Malgré tout, en filigrane, s’esquissent l’amertume future, le présage d’un drame, voire de plusieurs. La vie d’une famille oscille toujours entre félicité et douleur – ce que Joyce Maynard parvient à saisir avec beaucoup de finesse. La tendresse dispute ainsi ces chapitres aux remords et au ressentiment, faisant chaud au cœur du lecteur autant qu’elle ne le serre.

L’héroïne est rendue passive par l’amour qui la dévore, prête à tout subir pour protéger ceux qu’elle aime plus que tout au monde, pour les prémunir de toute désillusion – de la perte d’une chaussure de Barbie à une chute mortelle dans la cascade où ils aiment tant à aller. Elle accepte souvent, se met en retrait et laisse la vie l’avaler pour ne pas causer la peine de ses trois enfants : peut-être en cela son personnage est-il trop souvent victime pour sembler totalement et parfaitement vrai. Cependant, son caractère et ses réactions sont presque toujours teintées d’une grande justesse, de celles qui s’inspirent du vécu ; et de fait Joyce Maynard s’est inspirée de sa propre expérience pour écrire Où vivaient les gens heureux. Ainsi, chaque héros a des fêlures, cette même ambivalence qui sonnent justes, les rendent humains.  

Loin du cynisme du regard que porte Jonathan Franzen sur les relations familiales, Joyce Maynard se rapproche davantage d’Anne Tyler et de ses héroïnes attachantes, mères imparfaites qui assument cet état de fait là où l’abnégation d’Eleanor rend ses déficiences bouleversantes. Maynard s’éloigne pourtant de cette grande auteure familiale puisqu’ici l’histoire de l’Amérique se déroule en filigrane, du premier pas d’Armstrong sur la Lune aux dernières vagues de féminisme, toujours discrète, là pour rythmer comme il se doit l’existence d’une famille.

Où vivaient les gens heureux est en lice pour le grand prix de littérature américaine 2021, au même titre que Les Prophètes et Olive, enfin.

Un grand merci à Lireka pour ce beau partenariat.

Crédits : les livres apparaissant sur la photographie sont Cache lune de Eric Puybaret (édition Gautier Languereau), U de Grégoire Solotareff (école des loisirs) et La montagne de livres de Rocio Bonilla (éditions du Père Fouettard)

Où vivaient les gens heureux
[Count the Ways – traduit par Florence Lévy-Paoloni]
Philippe Rey
19 août 2021 (rentrée littéraire 2021)
560 pages
24 euros

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21 réflexions sur “Où vivaient les gens heureux, Joyce Maynard

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    1. Je crois que j’ai préféré le livre de Claire Lombardo mais j’ai moi aussi adoré ce titre. Les romans familiaux américains sont mon péché mignon et ma « spécialité » (j’ai travaillé deux ans dessus pour mon mémoire de Master) alors on ne m’arrête plus !

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