Ton absence n’est que ténèbres, Jón Kalman Stefánsson

Les auteurs nordiques ont cette sensibilité à fleur de peau, à fleur de terre, si particulière – de Auður Ava Ólafsdóttir à Siri Ranva Hjelm en passant par Jón Kalman Stefánsson. Ici, ce dernier tisse les larmes et les regrets en mailles larges qui laissent filtrer la lumière islandaise, pure et blonde. Il entrelace le présent et le passé, le temps étant le maître de son roman sans pourtant que la linéarité n’importe. Son narrateur est mystérieux, amnésique qui ne se souvient que d’hier, prophète de l’histoire, oublieux de la sienne. Sous l’impulsion d’un pasteur chauffeur de bus, il raconte de ses lettres serrées, invente ou bien relate fidèlement le destin de Guðríður qui écrit sur les « poètes de la glèbe » et du révérend Pétur, de Halldór le fêtard et de Páll le géant lisant Kierkegaard, de Hafrún l’ensoleillée, de Skúli l’amoureux et d’Eiríkur le guitariste, prénoms au-dessus desquels planent ces accents islandais comme autant de flocons dérivant dans le vent. Mosaïque magnifiquement éclatée, Ton absence n’est que ténèbres naît des grandes questions humaines tout en en faisant éclore d’autres, une kyrielle de points d’interrogation restant dans les nuées. Le roman emprunte parfois à l’étrange des rêves ou à la douceur de l’espoir fou, y enchevêtre quelques-unes des énigmes de la science, de l’écriture, fait de l’histoire d’une famille celle d’une malédiction, la malédiction de l’amour impossible. La présence de ce passeur du passé, narrateur qui vient d’ailleurs, de partout et de nulle part, plane sur ce roman mais laisse aussi planer sur son oubli les ombres des disparus. Il « attend que revienne hier », comme le suggère Tom Waits, quitte à laisser aujourd’hui se voiler encore un peu davantage.

Traduit par Eric Boury, le spécialiste français de l’islenska, Jón Kalman Stefánsson, ce poète de l’ordinaire qu’il sublime par ses mots, peint ces fjords verts, si verts sous l’ondée, lavés par la pluie et par la mer, mais il s’attache surtout à dessiner les silhouettes de ces hommes et de ces femmes qui vivent dans cet écrin émeraude, endurcis par la rudesse de la terre et pourtant tendres, pleins d’un amour inextinguible. Il enjambe les années et lie ces vies qui sont toutes brisées par le désir et la passion, les remords et les regrets, la difficulté de faire un choix quand aucune des deux échappées n’effacera la promesse représentée par celle délaissée. Au-delà du sang qui coule dans les veines des héros de sa mise en abyme, héros qui peuplent le passé des voisins du narrateur, de ceux qu’il devine aimer, c’est leur humanité qui unit les personnages, le tremblement douloureux de la « boussole de leur cœur » et le balancement langoureux de leurs hanches, au rythme des mots de Bob Dylan, de Billie Holliday et des Beatles, de Leonard Cohen, d’Elvis Presley et de David Bowie. Leurs paroles ardentes, brûlantes imprègnent la toile de ce livre, éclats anglais puis français entremêlés aux phrases longues de Stefánsson, envoûtantes, tendres, parfois drôles et toujours touchantes.

L’auteur écrit ces atermoiements, ces arrachements ; il dit la douleur d’appartenir et d’abandonner, d’être perdu et de se perdre soi-même. Plus qu’un poète de l’ordinaire, c’est un poète des vacillations de l’âme qui font chavirer tant d’existences, un oracle qui frôle la frontière entre mort et vie aux confins du monde.

Ce roman est lauréat du Prix du livre étranger Le Point / France Inter 2022, succédant ainsi au Colibri de Sandro Veronesi.

Un grand merci aux éditions Grasset et à NetGalley pour cette lecture.

Jón Kalman Stefánsson – Ton absence n’est que ténèbres
[traduit de l’islandais par Eric Boury]
Grasset
5 janvier 2022 (rentrée littéraire 2022)
608 pages
25 euros

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