La route, Cormac McCarthy ; Manu Larcenet

Avec cette adaptation de La route de Cormac McCarthy, Manu Larcenet nous rappelle certaines scènes qui s’étaient échappées de notre mémoire et donne à voir le voyage éperdu d’un père et de son fils vers la côte, vers le sud des États-Unis, un pays qui n’existe plus vraiment, désert de ruines et de cendres. Ils sont seuls et espèrent le rester, savent que ceux qu’ils croisent parfois se sont réfugiés dans le cannibalisme pour ne pas mourir de faim et s’attaquent à plus faibles qu’eux. Tous deux s’y refusent, s’accrochent de toutes leurs forces à leur humanité, encore davantage qu’à leur survie. Ils s’arrêtent dans les rares fermes qu’ils trouvent sur la route, sous des arbres dont il ne reste que les troncs calcinés, dans des renfoncements rocheux. Ils étendent alors un drap élimé sur quelques piquets et survivent une nuit de plus qui les rapprochent de leur but presque dérisoire.

Le roman post-apocalyptique de Cormac McCarthy arrache le cœur tant sa sobriété permet aux personnages de prendre forme dans tout leur dénuement. Les cases de Manu Larcenet ont le même effet, le camaïeu de « gris colorés » créé renforçant leur puissance. Presque aussi taiseuses que le livre, elles s’attardent sur les regards alarmés et les yeux devenus trop grands pour les traits des héros, creusé par l’existence qui est désormais la leur. Elles ménagent des écrins de vêtements sales, tissus ciselés à l’excès par la plume du dessinateur dont émergent les visages maigres du père et de son fils, tournés l’un vers l’autre tandis que quelques bulles rappellent leurs conversations sobres et prosaïques d’où sourd une émotion vibrante et bouleversante. Des plans très larges entrecoupent ces cases, mettant en scène les étendues glaçantes qu’ils traversent, leur silhouette se découpant en ombre chinoise sur les villes mutilées et les routes craquelées où ils passent – deux corps et un caddie chargé de leurs pauvres possessions qui avancent dans des nuées grisâtres parfois teintées de couleurs discrètes. Ce sont d’ailleurs ces corps qui marchent dont se dégage le plus d’émotion tant leurs mouvements expriment une intention, tant l’épure de ces plans fait écho à l’aridité des mots puissants de Cormac McCarthy. Le lecteur ressent les efforts et les gestes du père et son fils dans sa propre chair – l’élan de la course, le tiraillement dans les jambes alors que le sol est en pente – et écoute l’adulte rassurer l’enfant, mentir et taire ses peurs pour le protéger.

Cormac McCarthy ; Manu Larcenet – La route
Editions Dargaud
29 mars 2024
160 pages
28,50 euros

Ils/elles en parlent aussi : L’accro des bulles. André, Georges, Edgar et les autres. Au fil des livres. Le blog du Cuk. Yuyine

26 réflexions sur “La route, Cormac McCarthy ; Manu Larcenet

  1. Ping : C’est le 5, je balance tout ! # 88 – Avril 2024 | L'ourse bibliophile

  2. Le roman ayant été une lecture inoubliable et Larcenet étant un bédéiste que j’adore, la bd est évidemment au programme et je suis d’autant plus ravie de constater que les avis sont enthousiastes. Larcenet semble être parvenu à capter l’essence du roman, à retranscrire son aridité et sa beauté à la fois.

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  3. Bon, après avoir longtemps hésité (le souvenir traumatisant du roman m’ayant refroidi au premier abord), je crois que je ne vais pas pouvoir résister plus longtemps à l’appel de cette version BD de « La Route ». Ton article, à nouveau puissamment imagé et parfaitement tourné, a achevé de me convaincre.

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