Les femmes n’ont pas d’histoire, Amy Jo Burns

Le père de Wren ne bâtit pas les mêmes légendes que le père de Betty. À la place des croyances indiennes et des mythes poétiques, Briar construit sa vie sur son interprétation de la Bible et sur les écailles des serpents qu’il brandit, en prêcheur habité qu’il est. En lieu et place de son église, Amy Jo Burns imagine une vieille station-service Texaco désaffectée qui servait déjà de chaire alors qu’il n’était qu’un adolescent encore épargné par la foudre qui le transformerait en Œil-Blanc, en prophète, et ferait de Ruby sa femme.

« L’ancienne station Texaco paraissait plus grande dans l’obscurité qu’à la lumière du jour. Les ombres de la campagne semblaient impénétrables, les nuits de la montagne noires après la lumière vacillante des néons de Trap. Il y avait un romantisme fatal dans ces collines, de ceux qui fendent les cœurs et les laissent grands ouverts. De ceux qui n’ont plus rien à perdre. » (p192)

Dans les collines perdues de Virginie-Occidentale déjà théâtre des sombres amours lumineux de Jodi dans Sugar Run, entre mines de charbon, forêt et ruisseau, les hommes créent du whisky au clair de lune, enferment ses rayons dans des bocaux et les teintent d’une ambre addictive. Quant aux femmes, elles subissent, elles se taisent. Elles sont là, à leurs côtés, silencieuses et soumises, le ventre enflé d’une énième grossesse et les mains fatiguées par la planche à laver. Les femmes n’ont pas d’histoires. Wren, fille du manipulateur de serpents et de l’ancienne reine de beauté du lycée aux robes cousues main, aux doigts « habiles et trapus » et à la maigreur affolante, raconte, enquête, cherche sa propre légende et celles des femmes auprès de qui elle a grandi, détrompe l’adage. Ruby et Ivy, le rubis et le lierre, inséparables, entremêlées l’une à l’autre jusque dans leur mariage malheureux. Toutes deux sont restées dans ces montagnes, la première obéissant aux caprices de son mari, la seconde ne pouvant se résoudre à abandonner sa sœur de cœur.

Après le présent douloureux et l’adolescence qui s’éveille, les mots de Wren laissent place aux souvenirs de Flynn, un amant de l’ombre, puis à ceux d’Ivy. La jeunesse comme rébellion timide, comme promesse d’un ailleurs bien vite dissipée par les événements et par les secrets. Les bois étouffent les cris, les malheurs, mais leur écorce les retient, immémoriales histoires de ces femmes fortes contraintes à paraître faibles et à museler celles qu’elles sont.

La nature et les êtres fusionnent, les métaphores éclosent, tissent d’étoiles le velours des ténèbres, dorent les non-dits et les mystères. Amy Jo Burns signe un hymne à ces mères et épouses qui sont bien plus que cela, qui veillent et subissent, ornent de fleurs vénéneuses leur âme et leur cœur pour s’évader, au moins en pensée.

Merci aux éditions Sonatine et à NetGalley pour cette lecture qui fut un vrai coup de cœur.

Amy Jo Burns – Les femmes n’ont pas d’histoire
[Shiner – traduit par Héloïse Esquié]
Sonatine
18 février 2021
304 pages
21 euros

Ils/elles en parlent aussi : Butcher book. Aleslire. Les lectures de Lanie. Aude bouquine. L’œil noir. Livresse du noir. Ma voix au chapitre. Encore du noir !. Au chapitre. Baz’art. Les Miss Chocolatine bouquinent. Mélie et les livres. Tu vas t’abimer les yeux. Tu l’as lu ?. Livr’escapades. Mes échappées livresques. Worldcinecat. Ffloladilettante. The Cannibal lecteur. Les livres d’Ève. Lectures d’A.

24 réflexions sur “Les femmes n’ont pas d’histoire, Amy Jo Burns

  1. Ce livre ne m’a fait émettre qu’un bémol, une impression de déjà lu à cause de ses similitudes, justement avec d’autres lectures comme Betty, à laquelle tu fais références. Et puis, finalement, la voix de Wren s’est détachée et la construction d’ensemble a fini par complétement me convaincre !

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    1. C’est vraiment un beau roman, juste un peu atypique sans trop l’être, féministe et touchant.
      J’ai été agréablement surprise dernièrement ! Celui ci, Les sept morts d’Evelyn Hardcastle, le dernier Ellory sur Kennedy et le David Joy(qu’il faut que je lise…)… je trouve leur catalogue de plus en plus alléchant 😉

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