Le mage du Kremlin, Giuliano da Empoli

Après quelques pages à tenter de le cerner, à le croiser presque par hasard sur le Net, le narrateur de ce roman s’installe au coin du feu dans la demeure du Raspoutine de Poutine, aussi appelé le mage du Kremlin, abandonnant momentanément ses recherches sur Evgueni Zamiatine, raison de sa présence en Russie. Vladislav Sourkov, ici renommé Vadim Baranov, après avoir disparu de la scène politique, se confie ainsi à ce chercheur érudit qui a retrouvé sa trace sans le pister, fascination des coïncidences, et l’écoute, comme le lecteur qui se repaît de cette fresque glaçante. Petit-fils d’un tsariste, fils d’un communiste, Vadim trace sa route avant la chute de l’Union Soviétique, artiste bohème passionné de théâtre, bientôt rattrapé par le pouvoir alors que le mur de Berlin tombe, que les dictatures s’effondrent peu à peu, que les « enfants de la nomenklatura » choient de leur piédestal. Il devient alors producteur pour la télévision, quittant les planches pour les grands écrans, œuvrant toujours dans l’ombre. Puis, le géant de l’ORT qui, comme tant d’autres, flirte avec les puissants, marionnettiste né, lui propose de transformer le réel et non plus seulement la fiction. Le mage du Kremlin était né.

Ancien conseiller de Matteo Renzi et essayiste italo-suisse, Giuliano da Empoli fait sienne la voix de cet homme qui sait tout de l’âme russe et de l’esprit tortueux de celui surnommé le Tsar, dictateur en place depuis 1999. À la première personne, l’auteur remonte les années, commence par narrer l’enfance de Vadim/Vladislav puis avance étape par étape, de guerre en guerre, de provocation en humiliation, jusqu’au conflit ukrainien. Les atmosphères se fondent les unes dans les autres, la pureté feutrée de la neige sous la lune éclipsée par le clinquant kitsch des demeures officielles.

Cette biographie romancée, mise en abyme aussi captivante qu’un thriller, dévoile un pan de la vie politique russe, révèle les coulisses du pouvoir, derrière la scène sur laquelle des pantins dansent un ballet macabre, et la manière de fonctionner, de penser, de raisonner d’un homme au regard de glace. Le récit de Baranov est tant personnel que national, révélant des détails de sa vie amoureuse et familiale, de ses habitudes et de ses préférences, mais aussi des réactions poutiniennes et des intrigues ayant lieu à la Cour. Giuliano da Empoli se saisit des ambitions et des souhaits des puissants, parvient à faire davantage comprendre ce qui se joue pour le Grand Ours, les considérations sur le pouvoir, la démocratie démagogue des Russes, pourquoi leurs actions sont celles qu’elles sont. Au-delà du style visuel, fluide mais ciselé, du cliché historique qui se déploie, Le mage du Kremlin offre ainsi une plongée sidérante derrière les murs les plus secrets de Moscou, du FSB d’où Vladimir Poutine a été comme exfiltré, à la Novo-Ogariovo.

Ce roman, lauréat du Grand Prix de l’Académie Française, a été finaliste du Prix Goncourt 2022 face à Vivre vite de Brigitte Giraud qui l’a finalement emporté.

Giuliano da Empoli – Le mage du Kremlin
Gallimard
14 avril 2022
288 pages
20 euros

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27 réflexions sur “Le mage du Kremlin, Giuliano da Empoli

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  4. Maximelefoudulivre

    Salut salut !
    Merci pour la critique.
    Je suis plutôt d’accord avec tes propos. Ce livre nous permet de piquer une tête dans certaines réunions de Moscou. Je trouve le livre bien écrit même si je n’ai pas toujours accroché. J’ai eu surtout du mal à me plonger dans l’histoire.
    Après c’est personnel mais j’ai du mal à le percevoir comme un roman. Je le vois plutôt comme un documentaire ou un concept que je ne serais définir.
    Bonne journée
    A bientôt

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    1. Salut Maxime. Oui, le livre oscille entre fiction et réalité, ce qui est à mon sens l’une de ses plus grandes forces. De cette façon, l’auteur réalise presque une mise en abyme et crée une vérité alternative, comme celle créée par le gouvernement russe ou même par les producteurs dont il est question. De ce fait, je suis d’accord avec toi même si je l’ai lu comme un thriller, c’est parfois un peu compliqué de tout suivre. À bientôt

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  5. Je l’ai lu et c’est un roman très bien écrit et qui décrit extrêmement bien les ambiguïté de l’oligarchie russe entourant Poutine. On a le sentiment d’une petite « parenthèse » démocratique avec Eltsine et son clan. Ce dernier a pillé son pays et distribué les conglomérats russes à une poignée de partisans. Poutine était censé être l’homme providentiel, auquel les Russes croient encore, un homme courageux, impartial et j’en passe. Mais la réalité c’est que Poutine est pire que Eltsine. Les oligarques sont souvent des prête-noms cachant la gigantesque fortune du dictateur. On parle de 250 milliards de dollars au bas mot. Une estimation qui en fait l’homme le plus riche du monde. Ses nombreux palais et son train de vie de milliardaire sont cachés à la population russe. Les quelques opposants extrêmement courageux comme Navalny sont jetés aux goulags. C’est un régime néostalinien où les historiens, les intellectuels n’ont plus le droit d’aborder et de critiquer ou même ne serait-ce que rappeler les crimes de Staline et du modèle communiste. C’est un roman qu’il faut lire et comprendre « entre les lignes. » Le fait de l’avoir écrit avant la guerre en Ukraine, prouve que l’auteur avait une sorte d’intuition. La femme du frère cadet de mon père est biélorusse. Elle a quitté son pays et fait de brillantes études. Il était impossible pour elle de rester dans son pays. Sa famille est éclatée à cause de cette guerre car elle a de la famille en Biélorussie et en Ukraine. Les uns croient la propagande de Poutine, les autres soutiennent Zelensky. C’est ta belle critique qui m’a fais lire ce roman. Merci Cécile !

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      1. Nous serons bientôt fixés ! Mais effectivement, le sujet est pour le moins d’actualité… même si, comme Matatoune le souligne, le livre a été écrit avant le début de cette guerre (même si elle tire ses racines bien plus tôt) qui dure depuis trop longtemps.

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  10. Au hasard des pérégrinations livresques, je découvre ton blog, avec beaucoup de plaisir. Je crois que je vais passer par chez toi bien souvent!
    J’ai repère ce livre à sa sortie, en librairie, alors qu’on n’en parlais pas encore beaucoup. Mais mon libraire était très enthousiaste. Il est toujours là quelque part dans ma pal, où ton billet me donne bien envie d’aller le chercher.

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    1. Oh j’en suis ravie ! Merci ! Je viens moi aussi d’aller flâner sur ton blog et je vais aimer m’y perdre également, c’est évident.
      Je te conseille ce roman, d’autant que je pense qu’il aura le Goncourt (de mémoire, ce n’est pas arrivé souvent, voire jamais, que soit primé un livre paru plusieurs mois avant la rentrée littéraire). On en ressort plus éclairés, dotés d’un points de vue nouveau sur le fonctionnement des puissants en Russie.

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  11. Je suis en train de le finir….. et signe absolument la remarque de Matatoune…. Certes, « crypté » mais par l’approche « romancée » plus fort que tout documentaire … un exemple : la mise en mots de la rencontre de Mme Merkel et Poutine en présence du chien « Ministre des Affaires étrangères » ….!

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    1. Oui je suis d’accord, d’autant que cette approche mêlant fiction et réalite permet d’encore davantage souligner le rôle du « mage du Kremlin », cette idée qu’il transforme le réel comme il monterait des spectacles.
      Cette scène canine est en effet l’une des plus sidérantes du livre, et il y en a beaucoup !

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