Apeirogon est un « apeirogon », un polygone étrange, un tout qui, lorsqu’on prend le temps de bien l’examiner, est en réalité constitué d’une infinité de côtés. Cette œuvre est inclassable, elle oscille entre documentaire, hommage, roman, livre à tiroirs, sans jamais se décider pour l’une ou l’autre de ces catégories. Elle les surpasse toutes, s’envole au-dessus d’elles, à l’image d’un oiseau majestueux au vol un peu bancal et imprévisible. Colum McCann bâtit son histoire à partir de celle de Rami et de Bassam, un Israélien et un Palestinien, amis, ayant tous deux perdu leur fille à cause du conflit qui déchire cette terre sacrée. Ce sont ses héros, ceux qui l’inspirent, lui donnent matière à écrire. Et puis, à partir de ces deux drames, il tisse tout un réseau de chapitres très courts, imbrique des anecdotes les unes dans les autres, chacune appelant la suivante tout en lui permettant de revenir à son point de départ, ces deux meurtres qui ont amené Rami et Bassam à se connaître, à s’apprécier et à combattre pour la paix. Le silence de l’ambulance emmenant une fillette vers la mort, rappelant John Cage et ses 4’’33 de silence eux-mêmes menant à l’origine du prénom Abir ; Mitterrand et son dernier repas ; le vol des faucons capturés il y a des années ; les zones palestiniennes et les zones israéliennes ; les chansons de Sinéad O’Connor. Tout est lié, à la manière d’une kyrielle de shrapnels venant du même obus, à la manière d’une rosace où tous les points finiraient par converger en un seul. Comme dans une telle figure, les répétitions y ont une place primordiale. La paix viendra après la répétition d’erreurs, le versement de litres de sang, la répétition du drame qu’ont vécu les deux hommes à l’infini – apeirogon, « Mon malheur et son malheur, le même malheur » (page 164). La douleur est enrobée d’autres douleurs, de Rûmî et de l’origine des Jeeps américaines, de Borges et de la création des balles en caoutchouc, des jardins palestiniens et de souvenirs de l’Holocauste, d’Einstein et de Freud.
Ambitieux, Apeirogon est d’une complexité rare, construit selon une trame souvent opaque, mais aussi stupéfiante d’intelligence. Les phrases sont aussi courtes que les chapitres, parfois simple image venant couper court à tout argumentaire. La lecture en résultant est hachée, parfois désagréable, confuse. On est à la fois muet devant l’émotion qui imprègne les pages et muet devant le système labyrinthique qu’est ce livre. Le saisissement culmine lors des discours respectifs de Rami et de Bassam, à la moitié du livre, à l’hémistiche de la vie de cet ouvrage, dont la puissance décroit ensuite peu à peu, à l’image de la numérotation des chapitres – de 1 à 500, les trois zéros du millième chapitre rendant soudain hommage aux deux protagonistes et à leur peine, puis de 500 à 1.
Merci aux éditions Belfond et à NetGalley pour cette lecture étonnante et puissante.
Ils en parlent aussi : Égo lecteur, L’écume des lettres, Mes pages veriscolores, Lech’tur, Le monde de Martin Eden, Boston !, Les libraires masqués du grenier, Lettres d’Irlande et d’ailleurs, Des livres et Sharon, Les livres de K79, Aux vents des mots, Madimado’s blog, Les livres d’Ève, Anita et son book club, Sur la route de Jostein, La plume démasquée, Demain je lis, Franck’s books, Mumu dans le bocage. Aleslire
Super chronique, tu en parles très bien ! Merci pour le partage 🙂
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Oh merci !
Avec plaisir 😊
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Je suis en pleine lecture et je suis entièrement d’accord avec toi. Il est magistral ce livre. D’une force et d’une intelligence rare, oscillant entre espoir, amour et tragédie, il me happe littéralement.
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J’ai été moins emballée que toi manifestement, même si c’est un livre « magistral », c’est le mot, très audacieux, et portant un message de paix avec brio et intelligence.
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Je ne l’ai encore jamais lu. La couverture est splendide ! Bravo pour ton montage photo Cécile ! 🙂
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Merci ! 🙃
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une de mes prochaines lectures aussi…
Je suis plongée dans les relations entre Palestiniens et Juifs depuis 1917 avec « Rachel et les siens » de Metin Arditi (j’adore!!!) alors je vais rester dans le contexte 🙂
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C’est drôle, j’ai fait l’inverse et je viens donc de finir Rachel et les siens (que j’ai beaucoup aimé d’ailleurs) 🙂 Apeirogon est beaucoup plus ardu, tu vas voir…
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et super ton montage d’images !
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Bonne fin de lecture alors, et merci beaucoup 😉
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je suis entrain de le lire…. ! je lirais ta chronique par la suite mais pour l’instant j’adore et je suis éblouie par le talent de McCann
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A reblogué ceci sur Le Bien-Etre au bout des Doigts.
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ah celui là je compte le lire ! Il semble perfectionner de plus en plus son style/ses constructions…. déjà « Danseur » était en ce sens parfait !
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C’est magistral d’un point de vue construction mais la lecture très hachée n’est pas forcément agréable. C’est davantage un récit, entrecoupé d’anecdotes et de fragments documentaires qu’un roman en ce sens.
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