Stella Maris, Cormac McCarthy

Lorsque s’ouvre ce roman qui se déroule dix ans avant Le passager, le premier opus de ce diptyque signé Cormac McCarthy, Alicia vient de se présenter à Stella Maris pour se faire interner. Bobby, son frère alors pilote de course, est entre la vie et la mort en Espagne, où il a eu un accident de voiture – ce pourquoi elle s’est rendue dans cet hôpital psychiatrique, incapable de faire face à la vague de douleur qui s’abat sur elle.

Dénué de toute partie narrée, Stella Maris est uniquement constitué de dialogues fluides, scènes de théâtre sans didascalies. Pourtant, loin de le rendre abscons, cette particularité en fait un livre au rythme aussi lent qu’enlevé, où des souvenirs succèdent aux pensées trop vives de l’héroïne, mathématicienne de vingt ans aux tendances suicidaires et aux visiteurs imaginaires gênants. Rien n’est montré – tout est dit – tout est tu. En contournant certains sujets, les deux maestros du langage se livrent bribes par bribes pour mieux amener l’autre à parler, pour mieux camoufler ce qui prime. On dit que le cinéma a emprunté à la littérature – cette fois, la littérature emprunte à l’art dramatique.

Alicia échange avec le docteur Cohen pendant neuf séances, les neuf chapitres de ce roman. Elle s’épanche en filigrane de ses divagations mathématiques très précises et de son cynisme mordant mais mélancolique, de ses réflexions qui oscillent entre philosophie et physique quantique, posément guidée par son thérapeute – à moins que ce ne soit elle qui le mène ici et là, au hasard de ses réponses aussi brillantes que torturées. Si elle se met parfois à nu d’une façon touchante, c’est pour mieux se renfermer peu après, choisissant la dérision pour éloigner les larmes. Pourtant, derrière ses traits d’esprit et ses plaisanteries se devinent le désarroi qui est le sien, le suicide qui est annoncé dès la première page du Passager. À la fois pleins d’émotions et bercés par une ironie indescriptible, les mots d’Alicia, bruts, épurés de tout ornement ostentatoire, apportent certaines réponses, tandis que des pans d’ombre demeurent et se déploient sur d’autres événements abordés dans le volume précédent. Loin de la mélopée quasi biblique du Passager, Stella Maris est un concentré de sentiments et de souffrance, reflets d’une différence assumée causée par l’intelligence hors-norme de la fille de l’un des scientifiques à l’origine de la bombe atomique. L’essence d’Alicia est contenue entre ces pages, son esprit lumineux en dépit de sa noirceur, sa sensibilité à fleur de peau derrière son armure d’effronterie.  

En résonance : Homéomorphe de Yann Brunel

Merci aux éditions de l’Olivier pour cette lecture.

Cormac McCarthy – Stella Maris
[Stella Maris – traduit par Paule Guivarch]
L’Olivier
05 mai 2023
256 pages
21,50 euros

Ils/elles en parlent aussi : Liseuses de Bordeaux. Shangols. Fragments de lecture. L’épaule d’Orion

12 réflexions sur “Stella Maris, Cormac McCarthy

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