Beloved, Toni Morrison

Beloved, prix Pulitzer 1988, pulse, lentement tout d’abord puis ses battements de cœur s’intensifient, résonnent plus profondément, alors que les phrases se déploient, que les mots dansent, battent la mesure, que Toni Morrison crée un refrain, une incantation. Le numéro 124 de Bluestone Road est hanté, hanté par un bébé mort trop tôt. Les murs craquent, le toit tremble, le sol s’ébroue alors que ce fantôme de petite-fille parle à sa mère, Sethe, et à sa petite sœur, Denver. Beloved (« chérie ») ainsi qu’elle est nommée sur sa pierre tombale, était « tendrement aimée », quels qu’aient été les événements. Bientôt, Paul D, un homme que Sethe a connu sur la plantation d’où elle s’est enfuie, fait remonter des souvenirs enfouis, remue la bourbe sanglante qui stagne au fond du cœur de cette mère meurtrie, prémisse d’une toute autre apparition, bien plus mystérieuse.

L’autrice, papesse de la littérature noire-américaine, Prix Nobel de la littérature 1993, s’attache à dépeindre chaque facette de l’infanticide, chacun des rouages qui menèrent, inévitablement, à ce meurtre d’une fille par sa mère, et ce qui s’ensuit. Les femmes sont ainsi la base et le ciment de Beloved, l’amour maternel, filial, sororal, le deuil et le chagrin féminins éclipsant les timbres masculins, rendus presque atones en comparaison, grésillement, bruit blanc qui perturbe l’histoire, agace l’oreille, mais grâce auquel les histoires individuelles laissent transparaître l’Histoire des esclaves – kyrielle humaine et non masse indistincte. Toni Morrison brouille les voix, mais mêle aussi présent et passé, qui vont et viennent, anarchiques, sans que l’ossature du livre n’apparaisse, dans ce roman choral chantant. Elle dénonce l’esclavage dans une diatribe qui ne dit pas immédiatement son nom, va crescendo, enfle doucement, très doucement. Ainsi, les deux premiers tiers du livre invitent presque à le lâcher, malgré sa poésie florale, malgré Sethe et la cicatrice arborescente qui strie son dos, Denver et sa solitude touchante, Denver qui se réfugie dans les récits du passé de sa mère, passé devenu légendes, qui se réconforte en écoutant les complaintes de la maison. Le lecteur s’empoisse dans ce fantastique des étas du Sud, dans ce Southern gothic, dans ces pages qui reculent plus qu’elles n’avancent, lourdes non pas de sang, mais pesantes, épaissies par la tragédie qui suinte derrière chaque mot sans y être tout à fait au cœur, spectre planant sur ce roman, tangible mais insaisissable. C’est dans le dernier tiers que toute la puissance du récit éclate, puissance évocatrice et puissance sonore, les personnages acquérant une densité nouvelle grâce notamment à l’emploi de la première personne qui s’invite dans la ronde des focalisations, offrant enfin une tribune au trio féminin sur lequel tout repose.

Toni Morrison – Beloved
1987

Disponible en poche chez 10/18

14 réflexions sur “Beloved, Toni Morrison

  1. Un chef d’œuvre, roman culte que je n’ai encore jamais lu. Il me faudra réparé ça. J’ai acheté « la montagne magique »et « les Budenbrook » de Thomas Mann en poche. Cela fait partie de ces romans cultes que je vais lire. A cette liste précieuse s’ajoute « Beloved » de Toni Morrison. Une belle critique de ta part Cécile. 😊🌞

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    1. Merci ! J’avoue que je ne m’attendais pas à ça. J’ai mis beaucoup de temps à apprivoiser la temporalité changeante et à enfin apprécier la plume qui ne se déploie que tardivement- trop à mon goût.
      Je n’ai jamais lu Thomas Mann, ce qui m’a fait passer mon chemin en voyant Le magicien de Colm Toibin (chez Grasset, une biographie romancée), malgré les bonnes critiques. Un de ces auteurs qu’il faut que je découvre moi aussi…

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