Le visage de pierre, William Gardner Smith

William Gardner Smith, de ses phrases sobres traduites par Brice Matthieussent, confronte Simeon, son héros, et tous ceux qui gravitent autour de lui à ce qu’il nomme le visage de pierre, ou le masque inhumain que revêt tout homme aveuglé par son étroitesse d’esprit, par sa haine de l’autre, sa bestialité. Américain, son protagoniste fuit Philadelphie et son racisme systémique pour le Paris des années 1960, la ville lumière, sa fête perpétuelle, les airs qui s’échappent des nightclubs, le goût du café de l’insouciance, sa musique faite des cris des vendeurs, plus gutturale que la langue américaine mais teintée d’une suave liberté. De l’autre côté de l’Atlantique, la peau noire de Simeon lui a valu d’être considéré comme un animal indigne, incapable, sans droits ou si peu. Désormais, il peut déambuler dans les rues sans crainte, sourire aux lèvres, yeux vers le ciel, débarrassé de cet instinct qui pousse les Noirs-Américains à toujours se sentir suivis. Des analepses rappellent leur douloureux quotidien, fait d’oppression et de souffrance, non sans lien avec les scènes dépeintes dans Nickel Boys de Colson Whitehead. D’autres des souvenirs relatés ici mettent mal à l’aise tant la culture du viol transparaît, venant comme contredire l’appel de l’auteur à plus de tolérance et de respect.

À Paris, malgré l’atmosphère rieuse des cercles que Simeon fréquente, faits d’expatriés fêtards et gouailleurs, d’étudiants, d’intellectuels exilés, bientôt, la réalité vient violemment mettre fin à son rêve éveillé. Ceux que l’on appelle alors « melons », « bicots », « voleurs », sont les Noirs Français – à croire que chaque peuple en dénigre et en violente un autre. Tandis que l’Algérie s’ébroue dans le sang, les « Arabes » qui vivent à Paris sont traqués, maltraités, emprisonnés, torturés. Des rafles sont organisées. Des meurtres sont commis. En toute impunité.

Alors que le terme de « guerre » a remplacé celui d’ « événements » il y a peu, Le visage de pierre , écrit en 1963 percute – d’ailleurs, il s’agit de l’unique roman de William Gardner Smith à ne pas avoir été traduit en français jusque-là. Côte à côte, deux villes rentrent en collision – celle des bohèmes flâneurs et celles des exilés persécutés et abusés. Si la forme reste très classique, tout comme la trame – les errements d’un Noir-Américain dans la capitale française –, William Gardner Smith crée des parallèles d’une grande acuité, entre réminiscences liées à la Shoah, antisémitisme arabe, asservissement américain. Il se concentre sur les doutes de Simeon, sur sa découverte progressive des différentes facettes de la nature humaine, met en lumière la lente montée de son désir de se battre contre le visage de pierre de l’Homme, contre l’injustice et la bêtise, contre la xénophobie et la peur de la différence. Sans être naïf, Simeon agace par son ingénuité, par sa promptitude à tomber amoureux, et ne parvient à toucher au cœur que dans les dernières pages.

Si ce roman est sombre, fait frissonner, il est aussi éclairé par les rires et les promesses des paillettes, par les perspectives offertes par l’art et par le combat sans fin de ses héros, porté par un espoir qui ne dit pas son nom.

Le tableau à gauche de l’image en exergue est une œuvre de Norman Rockwell.

William Gardner Smith – Le visage de pierre
[The Stone Face – traduit par Brice Matthieussent]
Christian Bourgois
7 octobre 2021 (édition originale : 1963)
280 pages
21 euros

Ils/elles en parlent aussi : Dealer de lignes. Lune depassage. Les miscellanées d’Usva. Mes échappées livresques. Au fil des livres

7 réflexions sur “Le visage de pierre, William Gardner Smith

    1. Mitigée parce que la forme n’est pas à la hauteur du fond. Pour beaucoup, c’est une manière de souligner le propos mais ce n’est pas ce que j’ai ressenti à la lecture. Toujours est-il que le parallèle dressé par l’auteur est frappant, encore plus, j’imagine, pour toi qui est historien. Je pense qu’il te plairait, même si j’ai été déçue.
      Merci à toi, et de très belles fêtes à toi également Fred 😊⛄

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