Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov, Yann Brunel

Ni tout à fait roman policier, ni tout à fait fresque familiale, ni vraiment histoire surnaturelle, mais un peu tout cela, Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov convoque de nouveau les fantômes qui errent dans le Quartier, théâtre du premier roman mémorable de Yann Brunel, Homéomorphe. La silhouette du Marquis et celles de ses sbires se dessinent en contrejour, tout juste évoquées, mais celles de Mikhaïl et de Téliakov sont là, incarnées, déjà ; les carcasses des barres d’immeuble ont vieilli, se sont décaties plus encore, se repliant sur elles-mêmes et sur les rares habitants. Ici comme là, les héros sont usés par le temps et la poussière qui ronge les bâtisses éventrées, désertées. Parmi les irréductibles qui ne sont pas partis, trois frères – Evgueni, Alexeï et Illya. Les deux premiers sont des tueurs au sang-froid malgré leur jeune âge, tandis que le dernier a le sang et l’esprit empoisonnés. Il tremble, il frissonne, il hurle, il frappe. L’Usine qui a explosé en 1996 a laissé son venin s’insinuer dans la terre et imprégner l’air, pénétrer les pores des liquidateurs missionnés pour purifier la zone, comme à Tchernobyl dix ans plus tôt – dans leurs rangs, Lev, le père. Pendant des années, il a erré dans le désert de cendres, dans les reliefs de l’incendie, s’éloignant des siens, s’en protégeant. Désormais, Lev est mort, le coup de fusil qui l’a mis à terre point de départ de ce roman, point de convergence entre la fratrie et les policiers que le défunt attire dans le Quartier, dont Mikhaïl, jeune recrue étrange.  

Se dégagent ainsi des thèmes déjà chers à l’auteur. Dans une Russie – ou peut-être est-ce l’Ukraine – d’ombre et de drogue, de visions, de vide et de violence, la famille et les liens paternels sont au cœur des Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov, quoique nimbés d’un mystère moindre que dans Homéomorphe – il en émane moins de puissance. Lev est absent, ne manifestant presque aucun intérêt pour ses trois fils, ni même pour leur mère, Anna, qui l’a liée à elle malgré lui. Elle est aussi singulière que les autres personnages qui peuplent ce livre. Ses visions, cet esprit sorcier qu’elle a transmis à Alexeï, la séparent du commun des mortels, ou plutôt la font fusionner avec eux. Ils voient le passé qui se matérialise ainsi dans les pages, en quelques lignes, fluide, aussi fluide que ce que boivent les trois vieilles sœurs gorgones dans la mercerie, aussi fluide que ce que s’injecte Mikhaïl, pour survivre, pour rêver ou pour voir à son tour, rien n’est moins sûr. Les souvenirs entrecoupent les interrogatoires, aussi capricieux qu’un souffle de vent, ils se matérialisent et se transmettent par le regard.  

La plume de Yann Brunel a quelque chose d’incantatoire, vibrant de références littéraires, du rythme de certains vers, de la magie qui se dégage des tragédies shakespeariennes – l’ombre de Macbeth plane ici. En un paragraphe à peine, il esquisse les contours du Quartier abandonné à la fin de son roman précédent, l’enveloppe de brume, en fait s’exhaler une atmosphère de désolation cendreuse où tout peut se produire ; où rien ne peut plus advenir. La poétique qu’il développait dans Homéomorphe devient ici sa signature, constituée de répétitions hypnotiques peut-être parfois trop nombreuses, et de rejets de certains termes, mise en exergue de l’horreur ou de la beauté si fragile. Entre prose et vers, se dessinent des personnages ambivalents qui peinent parfois à tout nous dire – mais nul doute qu’ils ne sont aussi secrets que parce que l’auteur les a voulus ainsi.

Merci à Gallimard pour cette lecture.

Yann Brunel – Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov
Gallimard
1er février 2024 (rentrée littéraire d’hiver 2024)
386 pages
23,50 euros

8 réflexions sur “Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov, Yann Brunel

      1. christinenovalarue

        Sûrement un peu les deux, il est des 📖 que j’aimerais lire, mais je laisse passer. Sans doute, ma pile de 📖 est surchargée. Lire ou ne pas lire, tel est le dilemme… Suis-je la seule ?

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