Les nageurs de la nuit, Tomasz Jedrowski

Ludwick grandit dans la Pologne d’après-guerre, divisée entre Allemagne et Union Soviétique. L’antisémitisme empoisonne toujours les esprits, les corps, les pavés et les ruines. Le héros en fait l’amère expérience à dix ans à peine lorsque son meilleur ami, celui qui fait éclore ses premiers sentiments, disparaît, apparemment exilé en Israël pour fuir les moqueries et les brimades. Cette entrée en matière permet au narrateur de lentement amener l’histoire d’un amour perdu, en apparence évaporé mais imprégnant pourtant l’air plus que jamais. Il le raconte avec une mélancolie sincère et délicate depuis les États-Unis où il vit désormais, assistant à distance et impuissant à la dislocation de son pays, à la répression du régime qui tue pour faire taire.

Janusz et lui se sont rencontrés dans un camp de travail après l’université et ont appris à se connaître à distance, entre lac étincelant et betteraves à déterrer jour après jour. Après cette parenthèse rurale, après les chaudes vacances qui s’ensuivirent, Varsovie se substitue à la forêt et à l’eau qui glissait sur le corps des nageurs de la nuit, devenant le décor sinistre de sentiments naissants. L’homosexualité n’est pas possible dans le bloc de l’Est, même pas condamnée puisqu’elle n’est pas concevable ; s’ensuit alors un jeu de chat pour échapper au regard pénétrant du régime et de la société agonisante tout en concluant des alliances décisives et nécessaires pour obtenir quelques menus conforts, oublier la misère.

Tomasz Jedrowski décrit un amour impossible avec une émotion à fleur de peau mais comme retenue, toujours pleine de subtilité. Si son style imagé, ses métaphores poétiques rappellent parfois André Aciman, l’absence de rude réalisme l’en éloigne. La plume du primo-romancier pénètre en effet la vie, les chairs, mais sans mots violents, sans mots crus, sans détails lugubres ou maladroits. Toujours ciselées, ses phrases dégagent une mélancolie touchante qui se saisit du malaise politique d’alors, de la soif contenue de liberté du peuple polonais. Les désirs et les peurs de son héros résonnent en quiconque, au-delà des frontières, du temps et de l’orientation sexuelle tant ce texte est abouti et finement construit, bercé par le chant lointain des livres de James Baldwin.

Un grand merci à La Croisée pour cette lecture.

Tomasz Jedrowski – Les nageurs de la nuit
[Swimming in the Dark – traduit par Laurent Bury]
La Croisée
8 mars 2023
224 pages
20 euros

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21 réflexions sur “Les nageurs de la nuit, Tomasz Jedrowski

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    1. Le narrateur est presque obsédé par La chambre de Giovanni et compare sa vie à ce roman à plusieurs reprises, d’où cette phrase que tu cites. Je n’ai encore jamais lu Baldwin (Harlem Quartet m’attend depuis un moment déjà) donc je ne peux pas vraiment me prononcer sur les similitudes au-delà de ces références. Mais je suis contente de t’avoir intrigué dans tous les cas, c’est un roman qui vaut vraiment le coup d’œil !

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      1. Je connais Baldwin surtout à travers l’excellent film documentaire « I am not your Negro » signé Raoul Peck. Je n’ai encore jamais plongé dans un de ses ouvrages. Il a pourtant écrit sur le cinéma notamment.
        C’est une personnalité qui me semblait éloignée du propos de ce roman, c’est pour cela que ça m’intriguait.

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      2. Une autre raison de s’intéresser à son œuvre, tu as raison !
        C’est l’homosexualité qui le relie au livre, et ce sentiment de ne pas être à sa place, d’être stigmatisé (la Pologne est encore une dictature soviétique alors que se déroule Les nageurs de la nuit).

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