Anatomie d’une chute, Justine Triet

Dans ce film de procès scindé en deux parties, une femme est accusée d’avoir tué son mari. C’est généralement l’inverse – c’est souvent l’homme que l’on soupçonne, qui semble suspect, étrange, plein de zones d’ombre. Cette fois, c’est donc l’épouse, l’écrivaine des premières images, la mère des suivantes, qui s’attire les doutes de la police, puis de la loi et avec elle ceux de la sphère publique. N’aurait-elle pas pu le pousser ? N’aurait-elle pas pu réagir aux provocations de son compagnon, à ses reproches, à la dispute de la veille, en l’acculant devant une fenêtre ? En le frappant et en le condamnant à mort ? Avec ces doutes, c’est un portrait de femme plein de nuances, complexe et subtile qui se déploie peu à peu, bientôt confronté en champ contrechamp aux peintures des autres personnages.

Alors que les faits viennent de se produire, que l’empreinte du corps marque toujours la neige, Sandra Hüller fait face à Swann Arlaud pour préparer sa défense, pour qu’ils réfléchissent ensemble à ce qui a pu conduire à une telle chute – elle le dit dès les premières minutes, elle ne l’a pas tué. Mais, et si ? Dans les parages écoute le jeune Milo Machado Graner et ses yeux bleu voilé saisissants d’ingénuité autant que de clairvoyance – le garçon incarne un enfant malvoyant. Pourtant, lui aussi s’interroge, endeuillé et saisi par la pensée de l’impensable – un père disparu et une mère assassin.

Puis, une ellipse intervient et voilà le procès, un an plus tard. Chaque journée d’audience est alors disséquée, les faces-à-faces de la défense et du procureur se succédant. Le spectateur devient juré, à lui de voir la vérité, de sentir l’innocence ou la culpabilité de Sandra, quoiqu’il se soit attaché à elle et à son fils, n’ayant pas envie de la voir condamnée. Chacun vacille, les certitudes ébranlées par les nouveaux arguments avancés par chaque bord, rappelant en cela l’impartial La fille au bracelet de Stéphane Demoustier même si ici, les émotions des protagonistes influent sur la perception de l’ensemble.

Justine Triet, lauréate de la Palme d’Or en 2023, déconstruit donc un mariage de façon clinique, de la manière la plus froide qui soit – par le prisme de la justice. Quel autre biais pour découvrir l’anatomie d’une chute – celle d’un couple autant que celle d’un corps ? La construction du long-métrage est classique et sobre, de même que la photographie et le scénario – la réalisatrice avoue elle-même avoir tendu vers cet aspect quasi documentaire, bien perceptible et qui déconcertera plus d’un cinéphile. Cette nudité esthétique et formelle qui n’a pourtant rien de révolutionnaire répond au titre, à ce souhait de neutralité scientifique, mis à mal par les incursions dans le quotidien de la famille, par les souvenirs émotionnels parfois contradictoires qui surgissent au détour d’un témoignage. À l’analyse psychanalytique des héros, à la réflexion maritale, se mêle aussi en filigrane l’analyse artistique, plus survolée mais tout aussi indispensable pour que l’ensemble prenne forme dans toute son intelligence. Sandra est d’ailleurs Sandra, tandis que Samuel est Samuel, infiniment justes comme tous les acteurs, Justine Triet soulignant comme dans une sorte de mise en abyme la fragilité de la réalité face à la fiction.

Anatomie d’une chute a ainsi remporté six César (Meilleur film, Meilleure réalisatrice, Meilleur scénario original, Meilleure actrice, Meilleur acteur dans un second rôle, Meilleur montage) et l’Oscar 2024 du meilleur scénario.

De : Justine Triet, Arthur Harari
Avec : Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado-Graner, Antoine Reinartz, Samuel Theis
Genre : drame judiciaire
Durée : 2h31

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23 réflexions sur “Anatomie d’une chute, Justine Triet

    1. Oui, même si son succès est démesuré selon moi. Tout réside ici dans la simplicité et dans l’épure de la forme au service du fond, ce qui peut frustrer quand on attache une importance particulière à l’esthétique – j’ai compris la démarche mais ça a été le cas chez moi.

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  2. Violette

    C’est en effet un film riche qui ouvre la réflexion sur pas mal de thèmes finalement (vu en famille, on en a beaucoup reparlé le lendemain), même s’il a une dimension moins universelle que Règne animal ou Je verrai toujours vos visages, selon moi.

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    1. Oui, il peut se disséquer à l’envi, c’est vrai. Quant à son universalité, je n’ai pas vu les deux autres donc je ne peux pas comparer, mais c’est peut-être plus difficile de superposer sa propre situation à celle du couple et à voir au-delà de ce qui est donné à voir ici.

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  4. Très belle chronique qui autopsie cette « Anatomie d’une chute ». On devine sous les mots, dans l’ondulation des formules employées, toute l’émotion que le film a pu susciter, tout le mystère qu’il a dégagé.
    Deux éléments qui, malheureusement, m’ont laissé étranger à ce procès, dépassionné. Trop intellectuel peut-être ? Parfois, on passe à côté des grandes œuvres.

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    1. Oui, le film m’a beaucoup touchée quoique je m’attendais à tout autre chose et l’ensemble des réactions qu’il suscite me semble légèrement disproportionné.
      J’ai vu que tu en avais parlé il y a quelques jours et j’attendais de l’avoir regardé pour aller te lire. J’y vais donc en sachant déjà que tu as été déçu, et je comprends pourquoi même si ce n’est pas le sentiment qui domine chez moi.
      Merci encore de ton assiduité et de tes compliments !

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