Ici n’est plus ici, Tommy Orange

Tommy Orange crée un chœur de voix, de vies, d’histoires – toutes descendant du même passé. Les Amérindiens de son roman ne sont chez eux nulle part puisqu’ici n’est plus ici. Leurs terres ont donné naissance aux villes, ont disparu sous le béton. Envolés la poussière, la lumière, les arbres, les ruisseaux. Ceux dont parle l’auteur sont des « indiens urbains », des hommes et des femmes qui portent une mémoire évanouie, évanescente, emprisonnés par les murs de briques. Pourtant, si de leur « peau rouge » n’émanent presque plus le musc des bois, le parfum des croyances, la puissance de sauge des rituels, elle est toujours brûlée par la violence qui régit leur vie depuis des siècles. Coulent en eux un désir d’annihilation, de revanche, d’absolution, un manque, un vide qui appellent l’oubli, la morsure de la boisson, du réconfort-poison.

Les douze protagonistes portent différemment leur héritage, mais tous ont souffert et souffrent encore. S’ils sont finalement peu exploités par l’auteur en tant qu’entité individuelle, n’étant paradoxalement que peu présents dans ces pages, ils y font malgré tout peser leurs émotions, transforment ce premier roman en un livre incarné et vivant. Leurs douleurs se mêlent, les souvenirs se floutent, chacun venant ajouter son timbre à ce roman choral ambitieux et poignant où la poésie plane comme la réminiscence de l’odeur de la sauge brûlée, de l’herbe verte, du son des tambours et du chant des oiseaux.

Peinture d’Oakland, fresque où portraiturant ces « indiens urbains », Ici n’est plus ici s’étire, se ramifie, encore et encore, un nom apparaissant là avant de renaître dix ou vingt pages plus loin. Les existences se croisent dans ce livre ainsi qu’elles se croiseraient dans une communauté, dans une ville, mettant la mémoire du lecteur à rude épreuve. Les visages se brouillent, les récits se confondent, comme une volonté de l’auteur de superposer les destins, les traits, d’inviter les « p’tits blancs » à reconnaître ce déni d’identité, ces caractéristiques qui émergent ici et là, puis encore ici, immuables : l’alcool, la violence, l’écartèlement entre deux cultures, l’assimilation subie ou consentie par fatalisme, par facilité – pour une fois, un peu de simplicité, juste un peu, bientôt effacée par le racisme et les noms qui hantent, les défunts dont les souvenirs obsèdent les vivants.

De la force de ce livre naît donc sa faiblesse. Tommy Orange parvient à faire éclore une communauté dont les membres sont à la fois distants et unis, dont la cohésion éclatée culmine dans les dernières pages, lors de ce grand pow-wow, mais au prix d’une construction fragmentée, mosaïque d’une grande puissance compliquée à voir dans son ensemble.

Tommy Orange – Ici n’est plus ici
[There There – traduit par Stéphane Roques]
Albin Michel (Terres d’Amérique)
Août 2019
352 pages
21,90 euros (existe en poche)

Ils/elles en parlent aussi : La novela vue par Sophie. Hildr’s world. Clem’s library. Dealer de lignes. Nyctalopes. Sur la route de Jostein. Lettres d’Irlande et d’ailleurs. Livres de Folavril. Mademoiselle Maeve. Mumu dans le bocage. Mon coussin de lecture. Tu vas t’abimer les yeux. Le blog de Krol. Ô grimoire. Les livres d’Ève. Les petites lectures de Maud. Livr’escapades. Book’ing

16 réflexions sur “Ici n’est plus ici, Tommy Orange

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    1. Je comprends, j’ai eu du mal aussi mais entrevoir par moments le complexe entrelacs sous-jacent au roman m’a fascinée je crois. Il faut sûrement accepter que les personnages ne sont que partie d’un tout, qu’ils forment une tribu hétéroclite et que c’est elle que Tommy Orange a mis en avant (ce qui n’est pas facile, je te le concède) 🙂

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