Impossibles adieux, Han Kang

Alors que s’ouvre Impossibles adieux, Gyeongha, la narratrice de Han Kang, va mal. Son esprit est agité, son corps la fait souffrir, son cœur pleure. Elle est alors missionnée par Inseon, une amie blessée héritière d’un lourd fardeau historique – elle lui demande de partir pour l’île dépeuplée de Jeju, en plein blizzard, pour sauver Ama, son perroquet qui risque de mourir de soif. Les deux femmes se connaissent depuis des années et partagent un lien avec le passé traumatique coréen, corps torturés et abandonnés à la mer qui les hantent, fusillés et enfouis dans des mines aveugles. Un projet avait été établi, jamais concrétisé, qui aurait permis à Gyeongha de chasser ses cauchemars nés d’un roman qu’elle a écrit des années plus tôt – peuplent ses nuits des arbres-pierres-tombales, troncs noirs à perte de vue, recouverts de neige puis avalés par les eaux montantes.

Se mêlent ainsi des bribes de souvenirs, de témoignages des rescapés, d’extraits des documentaires d’Inseon sur les drames de leur pays, de l’épopée de la narratrice alors que des rafales de neige frappent les vitres du bus, que la poudreuse recouvre le sol et entrave les pas, duvet d’une douceur trompeuse qui glace et immobilise, condamne, tue et ressuscite. Son esprit vagabonde, ce qu’elle voit appelant des réminiscences, l’engourdissement induit par le froid laissant la réalité se dissoudre et se dédoubler – oxymore où se fondent vie et mort, passé et présent, rêve et réalité historique, errance poétique et violence crue de certains récits.

À la fois empreint de réalisme magique, d’un onirisme confondant et d’une acuité douloureuse, Impossibles adieux dégage un charme hypnotique et étrange, enveloppé d’un linceul de mélancolie aussi léger et collant que de la neige, étouffant les sons tout en rendant tout plus perçant. Évoluant dans une sorte de rêve éveillé aussi incertain qu’une couche de flocons, aussi ciselé que les branches de ces particules blanches, plumes qui viennent d’un autre temps, Han Kang entraîne le lecteur dans une sorte de cheminement plein d’une torpeur attentive et diffuse où des défunts surgissent de l’ombre, se découpent dans l’albâtre, où des articles de journaux et des photographies d’ossements jaillissent soudain, vestiges de la guerre, de la violence des Américains, des Sud-Coréens envers eux-mêmes.

Hommage aux disparus, hymne à l’abnégation et à l’art comme remède, appel à prendre conscience de ces exactions, ce roman coréen, flottant et parfois confondant, témoigne de la fragilité de la frontière entre le monde des vivants et celui des morts, de l’impossibilité de dire adieu à notre passé commun, aux êtres aimés ou inconnus, à hier autant qu’à demain.

Impossibles adieux fait partie de la première sélection du Femina étranger et du Médicis étranger 2023.

Merci à Grasset et à NetGalley pour cette lecture.

Han Kang – Impossibles adieux
[traduit du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou]
Grasset
336 pages
22 euros

Ils/elles en parlent aussi : Inde en livres. Passeur de livres. Voyage au fil des pages. L’autodidacte aux mille livres. Sur la route de Jostein. On your left

5 réflexions sur “Impossibles adieux, Han Kang

Laisser un commentaire