Deux narrateurs principaux donnent chair à cette Maison des feuilles– celui qui se perd dans ses amours perdues, l’esprit rendu chatoyant par l’ecstasy, qui recense les écrits insensés d’un vieil homme aujourd’hui disparu, et ce vieil homme. Johnny et Zampanò. Ce dernier, avant sa mort, a écrit un ouvrage critique (ou plutôt a abandonné ici et là de simples notes, entrecoupées de passages narratifs) sur un documentaire, Le Navidson Record, décrit comme une sorte de huis-clos qui se déroule au sein d’une maison mutante. Dédale fou qui n’en a pas l’air, l’intérieur gonfle et se dilate, grignote l’essence vitale de ses habitants et leur santé mentale tandis qu’ils s’apprêtent à explorer les entrailles noires de la bâtisse. Pourtant, ce film n’existe pas, pas même au sein de la fiction – d’après Johnny lui-même, il est impossible de démêler le vrai du faux dans les élucubrations du vieil ermite aux chats. Pourtant il retranscrit tout, tous ses mots, ses histoires et ses bibliographies inventées, parcourues de noms connus, de citations de Derrida et de Barthes, d’Updike et de Baudelaire, de divagations sur la mythologie grecque et sur l’histoire d’Ésaü et de Jacob. Les digressions critiques et analytiques de Zampanò, ses descriptions de Navidson et de sa famille dans cette maison hantée ont quelque chose de l’ordre de la parodie et font sourire d’ailleurs, aussi, parfois. Elles sont jalonnées de notes de bas de page qui, en réalité, font le livre, constituent son histoire autant que le corps du texte lui-même, voire davantage. Johnny intervient régulièrement dans ces marges basses normalement immaculées et vides, brisant une monotonie qui n’existe pas, coupant une phrase de Zampanò, pour relater ses propres aventures d’un soir, ses chevauchées nocturnes d’un bar à l’autre et d’un lit à l’autre, profondément perturbé par ces écrits sans qu’il ne comprenne pourquoi. Ses envolées ont souvent quelque chose d’incompréhensible mais de beau, quelque chose qui touche à une certaine poésie de l’irréel, portées par un flux de pensées incohérent où le fantasme et le souvenir ont davantage leur place que la raison.
Outre cette narration qui bondit, force le lecteur à avancer puis à revenir sur ses pas, à tâtonner le long du mur du labyrinthe pour espérer en voir la sortie, cette édition remastérisée est aussi peuplée d’images, de photographies et d’annexes diverses, de lettres qui donnent corps à l’enfance malheureuse d’un Johnny fils d’une mère folle et internée, de poèmes tantôt sublimes tantôt ridicules, de brouillons et d’ébauches de plan pour cette œuvre dantesque, imperméable et obtuse – dieu que Claro, le traducteur de l’impossible, a dû souffrir pour accoucher d’un texte d’une telle harmonie. Malgré tout, malgré les yeux qui picotent et l’embrouillamini à l’œuvre, ce qui reste époustouflant dans ce livre, c’est l’impossibilité du lecteur à le refermer. Tout étourdi qu’il peut être par ces pages presque vierges (pauvres forêts) suivies de pages remplies à l’excès, noires de caractères qui se croisent en tout sens, il a envie de continuer à lire, à se perdre. L’attirance est irrésistible malgré la petitesse générale des marges, les interlignes lilliputiens, les allers-retours inévitables. Exaspéré, il va se débarrasser de l’objet du délit pour y revenir, inlassablement, malgré la certitude de ne jamais tout comprendre. La forme a ici plus d’importance que le fond – en tout cas, elle prend plus d’importance tant il est inhabituel d’être confronté à de tels méandres, quitte à égarer. C’est ce que recherche Mark Z. Danielewski, sans aucun doute. Rappelez-vous la dédicace initiale : « Ceci n’est pas pour vous ».
Maison des feuilles, château de cartes en papier, palace sous une canopée d’un émeraude si sombre qu’il devient noir, tombeau plus léger que du calque et plus lourd que du plomb, ce livre embrasse ainsi ce qu’il raconte. Il se fait labyrinthe alors que la maison en son cœur se divise, se subdivise, s’agrandit et se rétrécit, se fait puits sans fond, à l’image de la psychologie de ceux qui y pénètrent.
« Dès le début du Navidson Record, nous sommes entraînés dans un labyrinthe, et errons d’une cellule de celluloïd à l’autre, nous efforçant d’apercevoir le plan suivant dans l’espoir de trouver une solution, un centre, un sens global, pour ne découvrir qu’une autre séquence, menant dans une direction complétement différente, un discours qui ne cesse de se déboîter et de nous faire miroiter l’éventualité d’une découverte tout en se dissolvant en chemin dans des ambiguïtés chaotiques trop brouillées pour qu’on puisse jamais les embrasser complétement. » (p116)
Merci aux éditions Monsieur Toussaint Louverture pour cette expérience.
Mark Z. Danielewski – La Maison des feuilles
[House of Leaves – traduit par Claro]
Monsieur Toussaint Louverture
25 août 2022 (rentrée littéraire d’automne 2022 / date de parution originale : 2002)
717 pages
27,50 euros
Ils/elles en parlent aussi : Celastraceae et Remedium. Hortense Merisier. Les carnets électroniques. Love in books. Au puits des mots. 130 livres. Les Imposteurs. Patate des ténèbres. Le livrE choiX. Au pays des cave trolls
Ping : La maison des feuilles – Mark Z.Danielewski – Au pays des cave trolls
Très très intriguée par celui-ci, sa taille me freine un peu quand même 😅
J’aimeAimé par 1 personne
Ah oui, surtout que les caractères ne sont pas bien gros et que la lecture reste ardue ! Mais c’est une sacrée aventure, assez perturbante, à la fois fascinante et exaspérante 😉
J’aimeAimé par 1 personne
J’ai reçu un mail des Éditions Monsieur Toussaint Louverture et j’ai été intriguée par ce livre. Merci pour ton retour qui me permet de passer le pas.😘
J’aimeAimé par 1 personne
Je t’en prie 😘 attention quand même, c’est un sacré truc (né d’un immense travail, on le voit bien), un gros pavé souvent assez abscons et surtout qui nécessite de bons yeux !
J’aimeAimé par 1 personne
Ouïe ouïe, cela va être compliqué pour mes yeux.🙁 😢😘😘
J’aimeAimé par 1 personne
Je préfère te prévenir… je peux t’envoyer une ou deux pages par Instagram si tu veux te rendre compte ? 😘
J’aimeAimé par 1 personne
Je veux bien, merci à toi.🙏💖 Malgré mes lunettes, j’ai du mal avec certains livres.
En ce moment, je lis Un paquebot dans les arbres de Valentine Goby, en Babel, et j’ai, énormément, de mal avec la police d’écriture très petite. Je ne lis que quelques pages par jour et j’alterne avec d’autres romans plus confortables, au niveau de la taille des lettres.😀
J’aimeAimé par 1 personne
Je t’en prie !
Je compatis même si je n’ai pas de correction de près, certains romans sont compliqués à lire… et celui-ci est particulièrement ardu. Je t’envoie ça ce matin 😉
Bon courage pour ta lecture, en espérant que le contenu rattrape la forme 😊
J’aimeAimé par 1 personne
Le livre est très intéressant, mais je le lis très lentement, en raison de la police d’écriture. C’est dommage. Heureusement que j’ai d’autres lectures en parallèle que je dévore.😀
Merci à toi pour les photos.😘😘
J’aimeAimé par 1 personne
C’est ça… bon courage et bonne lecture malgré tout !
Je t’en prie 😘
J’aimeAimé par 1 personne
Merci à toi.😘
J’aimeAimé par 1 personne
Dieu Claro !! En effet…..il adore ces croix- là
J’aimeAimé par 2 personnes
Oui, je m’en étais déjà aperçue ! Je me souviens des Lionnes aussi, que je ne m’avais pas lu mais dont j’avais parcouru quelques pages…
J’aimeAimé par 2 personnes