American Dirt, Jeanine Cummins

Jeanine Cummins, de par son histoire personnelle, s’est toujours davantage intéressée aux victimes qu’aux coupables. Alors elle raconte le destin des oubliés du continent américain, de ceux qui ne peuvent pas porter le nom d’ « Américains » puisque les États-Unis ont fait leur ce terme. Elle raconte ceux qui sous le dédain sont devenus la poussière du continent, la saleté. La American Dirt. On lui a reproché de s’approprier des destins, de faciliter les choses, de simplifier le Mexique, de le réduire à un pays de violence. Bien sûr, il y a des failles, peut-être écrit-elle avec un regard de blanc, de « gringa » – sûrement même, mais comme elle le dit, c’est mieux que rien. En outre, on imagine que Don Winslow ne dit pas de n’importe quel récit qu’il voit en lui « Les Raisins de la colère de notre époque ».

Lydia et Luca, alors que s’ouvre ce roman, sont en danger de mort. Ils le seront à chaque page, à chaque ligne. Chaque minute qu’évoque Jeanine Cummins les voit à quelques centimètres du basculement. Seize personnes meurent et avec elles l’avenir de la mère et de son fils au Mexique. Acapulco est de moins en moins sûre, les cartels y tuent, torturent, terrorisent. Alors ils partiront, traqués, n’ayant plus rien à perdre puisqu’ils ont déjà tout perdu. Ils doivent survivre parce que c’est ainsi que nous sommes faits, poussés par un instinct irrépressible nous luttons contre la mort, même quand ce serait le seul réconfort qui nous resterait. Impossible que Lydia ne disparaisse, elle doit épauler son fils, le guider ; impossible que Luca ne disparaisse, il est la lumière de sa mère, son pilier, ce qui la retient sur Terre, son amarre à la vie. Alors ils lutteront, bon an, mal an.

Ce livre est parcouru par un souffle de vie hors du commun, par la volonté et la résistance de deux êtres malmenés, ballotés par le destin, bientôt rejoints par d’autres existences en détresse – violées, arrachées à leur pays, à leurs terres, à leur enfance. D’Acapulco au désert poussiéreux et brûlant de l’Arizona, de leur appartement douillet au toit de la Bestia, des pages d’aventure des romans de la librairie de Lydia à leur épopée à eux, bien loin de tout épique. Ce sont des héros comme il y en a tant à nos portes d’Occidentaux, aux portes de l’Europe et à celles des États-Unis. Là où Laurence Tellier-Lonievsky dans Vingt et un jours racontaient le calvaire des migrants une fois en terre promise – en France –, Jeanine Cummins s’attache à dépeindre leur parcours, leur long et douloureux périple avant de toucher le sol source de tant d’espoirs. Déjà avant leur voyage, ils ont tout vu, tout bravé et pourtant, ils ne sont pas au bout de leurs peines.

Les pages, les mots, sont entrecoupés de phrases espagnoles, comme autant de cicatrices, d’allusions à là d’où ils viennent, au pays et à la catégorie auxquels ils appartiennent qui les hanteront à jamais. À la caste des moins que rien qui n’en ont pas encore conscience. L’auteure retrace leur périple, raconte les rencontres, la crainte immense, la douleur, la perte progressive de toute humanité – et puis les sursauts, le cœur qui tressaille, les émotions qui reviennent, qui mordent la chair déjà à vif. Les sensations, les odeurs, les poils qui se hérissent, les peaux qui frémissent, les couleurs qui assaillent, le soleil qui calcine, les meurtrissures du corps – autant de rappels qu’ils sont en vie, que l’esprit habite une frêle carcasse pourtant capable de bien des exploits.

Les premiers chapitres, l’auteure alterne présent de l’horreur, présent de douleur, présent d’urgence et passé de douceur, passé de tendresse, passé de normalité. Puis, peu à peu, le présent grignote les souvenirs, ceux-ci se tarissent, sont rappelés à l’ordre par les protagonistes qui ne peuvent plus se permettre de les écouter, de se laisser bercer, charmer par des réminiscences qui les cloueraient au sol. Avancer, voilà ce pour quoi ils continuent à vivre.

Ce livre est paru aux éditions Philippe Rey en septembre dernier. Il était en lice pour le Médicis étranger (qui a récompensé Antonio Muñoz Molina), le Fémina étranger (dont Deborah Lévy est finalement lauréate) et le Grand Prix de Littérature Américaine qui a primé Ohio.

La photographie du mur séparant Mexique et États-Unis (« Tambien de este lado hay sueños » ou « de ce côté aussi, il y a des rêves ») vient de ce site.

Ils en parlent aussi : Chroniques de la Trumpélie du sud. Aujourd’hui je m’aime. Tu l’as lu?. Le monde de Martin Eden. Les fringales littéraires. Aire(s) libre(s). Ma passion les livres. Le temps libre de Nath. Impossible sans livres. Lire en buvant un café. 130 livres. Mumu dans le bocage, Le petit poucet des mots, Lettres exprès

8 réflexions sur “American Dirt, Jeanine Cummins

    1. De rien ! Oui j’ai vu ça… je suis d’accord avec toi, quelques rebondissements sont très prévisibles et on rentre presque dans une certaine routine. Quant à l’écriture, elle fait la part belle aux sensations. Elle n’est certes pas d’une originalité folle mais le message qu’elle porte se suffit à lui même je trouve.
      En outre, l’auteure a le mérite de parler des migrants, de s’apesantir sur l’histoire de deux d’entre eux à une époque où tant les dédaignent…

      J’aime

Laisser un commentaire