Le clou, Zhang Yueran

Le Clou débute confusément, entre bribes de souvenirs et retrouvailles en demi-teinte. Zhang Yueran alterne les perspectives, Jiaqi et Gong se relayant pour raconter l’histoire dont les fils se démêlent lentement puis se déroulent peu à peu, dévidant la bobine des destins croisés ici. Dans les premières pages, le présent et le passé récent mettent du temps à prendre forme, et les membres des familles Li et Cheng se mélangent, tourbillon d’encre de Chine. Les deux narrateurs sont solitaires depuis des décennies et vivent éloignés des leurs, par l’âme ou par le corps, ermites aux pensées noires et à l’âme sombre. Leurs grands-parents ont eu une place prédominante dans leur vie, les rapprochant de la Faculté de médecine où ils ont grandi, du drame qui les unit secrètement, et tous deux ont été abandonnés d’une manière ou d’une autre par leurs parents, similitudes contribuant à brouiller les frontières entre leurs récits.

Il faut attendre le premier tiers du roman pour parvenir à relier chaque protagoniste à son existence et aux autres personnages. Ainsi, après ce qui semble être un incipit de près de deux cents pages, Zhang Yueran remonte en arrière et met en scène leur première rencontre alors que tous deux sont enfants, relatant les péripéties de gamins plus ou moins livrés à eux-mêmes. Elle retranscrit leurs réflexions étonnantes et toujours touchantes dans leur décalage pertinent. Une fois atteint ce stade fatidique des deux cents pages, l’autrice adopte ainsi un ton qui correspond à l’innocence coupable des petits, aux premières grandes émotions et grands questionnements. Elle aborde les drames liés à la Révolution Culturelle par le prisme d’yeux naïfs qui gagnent en perspicacité alors que les pages se tournent et que les langues se délient.

Les deux narrateurs s’incarnent au fil des chapitres et des récits complexes de leur vie qui l’est tout autant en dépit de son apparente simplicité. Ils s’adressent l’un à l’autre au détour d’une phrase pour rappeler que c’est leur lien qui est à l’origine de ce roman, au-delà du clou honteux et des dissensions entre leur famille respective.

Zhang Yueran témoigne ainsi d’une rare capacité à se mouvoir d’un ton à un autre, d’un niveau de philosophie à l’autre. Lorsque les deux narrateurs racontent leurs jeunes années, elle laisse tout juste couver ce qui marquera ensuite leur vie d’adultes, affleurer des atermoiements et des comportements motivés par d’obscures pulsions qui éclateront au grand-jour à l’adolescence et plus tard. Les imperfections de Jiaqi et de Gong devenus adultes en font des protagonistes finalement peu attachants, représentatifs d’une part peu glorieuse de notre humanité, aussi bestiale que baignée de tristesse et de solitude. Au-delà de la précision dont elle fait preuve en décryptant les rouages spirituels et psychologiques de ses narrateurs, l’autrice s’attache également à décrire des détails qui font du Clou un roman foisonnant et immersif, volontiers critique envers la Chine d’hier mais simplement factuel quand il s’agit d’aborder la vie depuis 2000.

Zhang Yueran – Le clou
[traduit par Dominique Magny-Roux]
Zulma
Juin 2021
640 pages
11,50 euros

Ils/elles en parlent aussi : Love in books. Les yeux dans les livres. Elles osent. La viduité. Sur la route de Jostein. Anita. Je lis je blogue. Aleslire

8 réflexions sur “Le clou, Zhang Yueran

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    1. Je suis partagée finalement, malgré les points positifs. Apprécier si peu les personnages m’a perturbée et je crois que c’est un roman qui m’a mise mal à l’aise mine de rien… en tout cas il m’a donné du mal, tant à la lecture qu’à l’écriture de ce billet ! Je suis curieuse de te lire 🙂

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    1. En ce qui concerne, « le tourbillon à l’encre de Chine » du départ m’a intriguée dès le départ, il est vrai que l’on ne sait pas trop où l’on va, mais les voix des deux personnages laissent présager une introspection qui dérange mais est aussi immersive. Leur noirceur m’a beaucoup plu parce que je les ai plus perçus comme des victimes impuissantes à se dégager du poids de l’histoire.

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      1. C’est effectivement une vision des choses intéressantes. J’avoue que j’ai eu du mal pratiquement d’un bout à l’autre, mis à part lorsque les héros sont enfants… c’est un livre fourmillant qui dérange, peut-être trop pour le moment où je l’ai lu.

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