Le passager, Cormac McCarthy

Bobby Western est un personnage taiseux, bientôt chassé par des forces obscures sans bien comprendre pourquoi – tant de raisons ont pu mener des hommes à le traquer. Son père a travaillé à l’élaboration de la bombe H ; son métier de scaphandrier l’a parfois mené à voir ce qu’il n’aurait pas dû voir ; sa grand-mère lui a légué une somme phénoménale des décennies auparavant. Outre les créatures des profondeurs, les passagers de carcasses d’avion échouées au fond des mers qui ne le quittent jamais vraiment, il est hanté par le fantôme de sa sœur morte quelques années plus tôt, par son souvenir blond et lumineux malgré la noirceur qui l’habitait. Alicia souffrait d‘hallucinations qui ne paraissaient pourtant pas être la plus grande cause de son mal de vivre – elle s’épanchera à ce sujet dans Stella Maris, deuxième opus de ce diptyque, situé dix ans auparavant. Le Kid et sa cohorte l’accompagnaient ici et là, partageant ses nuits et ses dilemmes, la jugeant et essayant même de la détourner du suicide qu’elle embrassa pourtant comme un destin inéluctable.

Les personnages de Cormac McCarthy, silencieux depuis seize longues années, sont souvent perdus, égarés dans une modernité qui les dépasse, dans une nuit trop sombre – ils déambulent, hagards, du père de La Route à ce Bobby qui se décharne. L’auteur alterne les perspectives et, en filigrane de l’errance de son héros, Alicia se livre ainsi à intervalles réguliers à ses joutes verbales avec ses amis imaginaires – ou peut-être sont-ils le reflet de sa conscience. Son frère endeuillé va de bar en bar, de copain en collègue bientôt morts à leur tour, l’ombre de sa sœur disparue dans son sillage.

Le passager semble fait de plusieurs strates qui se fondent les unes dans les autres, la ligne de démarcation tout à la fois estompée et nette. Des descriptions d’une beauté brumeuse et poétique – parfois trop – viennent couper des dialogues qui courent sur des pages et des pages, sorte de litanie entêtante qu’aucune ponctuation spécifique ne vient briser – conversations de celluloïd, souvent d’une banalité trompeuse, parfois pleines d’un jargon scientifique ou encore de réflexions historiques. Ces échanges patinés de prosaïsme détrompent l’occasionnelle grandiloquence des peintures qu’élabore l’auteur, créant une dualité qui déstabilise. Celle-ci est accentuée par l’alternance d’un certain lyrisme désillusionné et d’énoncés saccadés, faits de propositions unies par les « et » dont McCarthy a le secret. Ils absorbent, îlots d’humanité qui recréent une atmosphère intimiste tandis que le récit s’attarde sur des étendues désertiques, des fonds marins, des plateformes perdues en pleine mer et des lieux dépeuplés. Parfois le passé s’invite dans la narration, là encore fondu dans le présent, estompé par le crépuscule écarlate et orageux, par toutes ces lumières, laiteuses ou aveuglantes, dont l’auteur a le secret. Cormac McCarthy, magnifiquement traduit par Serge Chauvin, parvient ainsi à donner une illusion du réel étourdissante et multiple, des décors et des ambiances éclosant puis mourant parfois en quelques lignes, une fondue au noir les plongeant soudain dans l’obscurité. Les éclairages sont ceux d’une scène de théâtre, vifs puis pâles mais jamais chaleureux, aussi changeants et magnétiques que le paysage que ce livre donne le sentiment de traverser.

Merci aux éditions de l’Olivier pour cette lecture.

Crédits photo : l’illustration en arrière-plan est issue de La légèreté de Catherine Meurisse (pp 60-61)

Cormac McCarthy – Le passager
[The Passenger – traduit par Serge Chauvin]
L’Olivier
3 mars 2023
544 pages
24,50 euros

Ils/elles en parlent aussi : Pierre Ahnne. Shangols. MicMac dans la bibliothèque. Fragments de lecture. Culturieuse. Les liseuses de Bordeaux. Aire(s) libre(s). L’épaule d’Orion. Stalker. Read look hear

28 réflexions sur “Le passager, Cormac McCarthy

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  5. Tu m’as scotché avec cette chronique. On dirait la description d’un film, avec les lumières et tout le reste, je voyais des images apparaître sous mes yeux. 👏
    McCarthy est décidément un grand écrivain (« la route » et « méridien de sang » que j’ai lus, « No country… » toujours en attente).
    Je vais tâcher de trouver ce « Passager »

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    1. Un grand merci ! J’ai essayé de rendre les atmosphères et de décrire la plume le plus justement possible.
      Oui, c’est un sacré auteur… La route m’a laissé un souvenir vif et j’ai noté Méridien de sang sur les conseils de L’ourse (tu viens donc confirmer !).
      Je te conseillerais de même qu’à Marcel, feuillette le peut-être un peu avant de l’emporter avec toi, voir si ces litanies de dialogues si particulières (et cinématographiques finalement) ne te refroidissent pas 😉

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  6. Quelle magnifique chronique ! A l’inverse de Matatoune moi elle me donne une grosse envie de lire ce roman attendu depuis si longtemps ! j’espère qu’il n’attendra pas 16 ans de plus pour écrire son prochain livre ! Encore une fois bravo pour ce ressenti que tu as su parfaitement retranscrire !

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    1. Oh merci beaucoup ! C’est un roman très particulier mais c’est une aventure à lire (et le premier tome d’un diptyque dont tu pourras lire la suite dès le 5 mai 😉 ). Mais l’auteur a 90 ans donc peut-être n’y aura-t-il pas d’autres livres après cette duologie…

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  7. Quoi ? il y a enfin un nouveau McCarthy ! Merci de me l’apprendre ! J’ai évidemment très envie de le lire (et ta chronique ne vient rien changer à cette envie), mais je vais attendre sa sortie en poche (puisque c’est ainsi que j’ai tous ses romans) et peut-être, en attendant, en relire certains.

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      1. Oui, c’est ce que j’ai vu ! Je te conseille la trilogie des Confins et Méridien de sang. J’en garde un souvenir marquant, un mélange de cruauté et de beauté, de sauvagerie et de poésie. Ce sont ceux que je pense relire en premier car ma découverte remonte à plus de dix ans.

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