Crossroads, Jonathan Franzen

Jonathan Franzen, une nouvelle fois, s’immisce dans le quotidien d’une famille qu’il crée de toutes pièces, qu’il modèle patiemment, avec une ironie à la fois subtile et flagrante qui ne va pas sans une grande intelligence humaine – doublée d’un pessimisme notoire, bien sûr. Ses cinq focalisateurs – Marion et Russ, les parents, mais aussi Clem, Becky et Perry, les trois aînés de leurs quatre enfants – prennent corps peu à peu, au fil des pages, tandis que l’auteur s’efface pour laisser le flux des pensées de ses protagonistes envahir les chapitres. Chacun est à la croisée de plusieurs chemins, bloqué à un carrefour (crossroads en anglais) entre plusieurs décisions. Tous balancent entre le bien et le mal – à leur niveau –, s’interrogent justement sur ce que peuvent bien recouper ces concepts, en bonne famille de pasteur. Russ Hilderbrandt, en effet, prêche régulièrement grâce à l’aide de sa femme, même si son public s’est drastiquement restreint depuis des complications au sein de l’association de jeunes chrétiens qu’il animait, Crossroads, dont font partie Becky et Perry. Tous deux ont pris la suite de Clem qui a quitté ce groupe ainsi que la maison familiale pour l’université. Désir, drogue, religion et traumatismes d’hier les hantent, quel que soit leur âge, et c’est la force de l’auteur, que de voir et d’écrire le mal-être avec une grande justesse, de s’en gausser en maîtrisant à chaque instant ce ton narquois.

Le temps s’écoule lentement, les souvenirs revenant perturber les héros, la temporalité tranquille laissant à ces derniers toute latitude pour se questionner, pour douter et faire les mauvais choix. Russ et ses enfants sont ainsi tentés de jouer les bienfaiteurs, les missionnaires, comme les Altruistes d’Andrew Ridker, mais leur égoïsme challenge leurs principes. Jonathan Franzen leur assigne une quête, essentielle mais aussi ridicule pour un regard extérieur. Malgré cette dérision, cette méchanceté envers ces hommes et ces femmes à qui il donne naissance, cette noirceur dont il a le secret, se sent la connaissance intime de l’âme humaine et de ses faiblesses. S’il se moque, présence discrète qui se devine derrière les auto-flagellations des cinq focalisateurs, leurs exégèses et leurs réflexions religieuses leur servant à justifier leurs péchés, Franzen sait aussi saisir les tourments vitaux mais pourtant dérisoires qui agitent l’Homme, les crises intérieures qui font écho aux crises mondiales, sans mettre en avant ces dernières pour autant : elles sont justement là pour souligner les attitudes, les atermoiements de Russ, Marion, Clem, Becky et Perry. En effet, ancré en 1971, Crossroads s’appuie sur une ambiance discrète, sur un contexte qui n’est là que parce que l’auteur le connaît bien, ayant grandi à cette époque. La Guerre du Vietnam plane, menaçante, de même que la lutte pour les droits civiques ou encore la destruction systémique de la nature par les grandes entreprises industrielles – est-ce un hasard qu’ici aussi elle vienne de Peabody, comme dans Phénomènes naturels ? – , mais les séismes mondiaux servent simplement d’échos aux caractères des héros, de catalyseurs.

Malgré la singularité de Crossroads, de chacun des Hilderbrandt, des traits rappellent irrémédiablement les romans précédents de Jonathan Franzen, sans que ces parallèles discrets ne soient préjudiciables au plaisir de lecture au contraire. Ainsi, les tensions entre Perry et sa grande-sœur, Becky, font écho à la relation ambigüe liant Eileen et Louis Holland dans Phénomènes naturels ; les mères sont faillibles, défaillantes, si semblables à la Melanie de ce même roman, comme des contre-pieds d’Enid et de sa présence étouffante dans Les corrections ; le mariage Hilderbrandt bat de l’aile, comme celui des Berglund dans Freedom ou même des Holland ; les femmes avortent, ici comme ailleurs, et s’en veulent ; les rôles genrés sont strictement attribués, mais comme une manière de les critiquer – ce qui n’empêche pas l’auteur d’également tourner en ridicule toute tentative d’émancipation. Peut-être offrira-t-il à ses personnages davantage de promesses libertaires dans les deux tomes à suivre de cette trilogie en devenir…

Ce roman est en lice pour le Grand Prix de littérature américaine 2022.

Un grand merci aux éditions de l’Olivier pour cette lecture.

Jonathan Franzen – Crossroads
[Crossroads – traduit par Olivier Deparis]
L’Olivier
23 septembre 2022 (rentrée littéraire d’automne 2022)
800 pages
26 euros

9 réflexions sur “Crossroads, Jonathan Franzen

  1. Ping : Noël 2022 – livres en pagaille – Pamolico – critiques romans, cinéma, séries

    1. Non, je n’ai pas encore lu Purity ni son premier roman… mais ça viendra !
      Effectivement, les similitudes ne sont pas gênantes, ce sont davantage des marqueurs de l’œuvre de l’auteur, des leitmotivs et des clins d’œil (peut-être inconscients) qui m’ont fait sourire.

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    1. 6 romans en 30 ans, ce n’est pas non plus énorme !
      J’ai fait mon mémoire de Master sur son œuvre donc forcément j’ai tendance à faire des liens, mais Crossroads reste un roman à part entière où la religion est abordée différemment que dans ses livres précédents, où la temporalité n’a pas la même substance, où les caractères sont uniques. Je pense que si on cherche bien, on voit des parallèles évidents entre les romans d’une même bibliographie, et ce quel que soit l’auteur 😉

      Aimé par 1 personne

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