Vivre malgré les abandons, la solitude, le vide au creux de l’estomac. Survivre pour les autres qui s’éclipsent quand tout s’écroule. Lutter. Arpenter la nuit pour payer le loyer, pour se cacher du soleil, camouflage à paillettes sous les lampadaires.
Kiara a dix-sept ans quand elle commence à vendre sa peau aux hommes, la première fois par hasard, par incompréhension, par malentendu. Elle vit avec son frère aîné qui rêve, la tête dans ses fantasmes de rap, de voiture rutilante et de gros billets, incapable de voir que sa sœur se noie, que l’empreinte de son pouce qu’il a tatouée sous l’oreille se dissout dans l’eau étouffant l’adolescente arrachée à l’enfance. C’est cette insouciance enfuie trop vite, trop tôt que voulait relater Leila Mottley, cette charge immense qui pèse sur les épaules des jeunes filles responsables des mâles de leur vie – et plus particulièrement des jeunes filles noires, comme elle le souligne à la fin de ce roman. Pourtant, la « race » n’est là qu’en filigrane, présente par des détails bien davantage que centrale – centrale sous la surface. C’est la violence impunie des policiers, la vitesse facile à laquelle tout bascule, les rouages qui s’enclenchent sans pouvoir s’inverser. C’est la douleur et la chair qui souffre presque autant que l’esprit.
L’autrice fait de sa narratrice une porte-parole, mais elle lui confère avant tout une individualité, une force vulnérable qui ne rend Kiara que plus touchante. Elle tente de sauver son monde, son voisin de neuf ans qu’elle materne tendrement, son aîné lunaire, sa meilleure amie meurtrie, quitte à s’oublier elle-même, à se détacher de son corps. Leila Mottley dit l’indicible sans mots crus. Elle suggère, elle joue avec l’ombre et la lumière, pose son regard sur une vétille qui ruisselle de poésie dans la noirceur. L’Oakland qu’elle décrit est saline, marine, lumineuse même sous les néons, même dans les bas-fonds, loin de celle de Tommy Orange. Se sent l’amour qu’elle porte à sa ville natale malgré les nids de poule et les barres d’immeuble, la « piscine à crotte » où plonge malgré tout l’héroïne, la drogue, les flics corrompus. C’est de l’eau que sourd la beauté de ses phrases, de ses images aqueuses, de cette eau-même où Kiara se noie avant de peut-être y rire, bref éclair d’enfance dans l’orage de l’âge adulte.
Ce roman est en lice pour le Prix Médicis et le Grand Prix de littérature américaine 2022.
Merci à Albin Michel et à la collection Terres d’Amérique pour cette lecture.
Leila Mottley – Arpenter la nuit
[Nightcrawling – traduit par Pauline Loquin]
Albin Michel (Terres d’Amérique)
17 août 2022 (rentrée littéraire d’automne 2022)
416 pages
21,90 euros
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Ping : Leila Mottley – Arpenter la nuit | Sin City
ouh ça a l’air très sombre mais je note !
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C’est sombre mais l’autrice arrive à toujours rester dans la finesse et ne tombe jamais dans le voyeurisme.
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Lecture à venir dans les prochains jours et un petit déjeuner de prévu avec l’autrice au festival América. 🙂
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Je l’ai laissé passer celui-là même si je prévois de participer à des rencontres où elle sera présente 🙂
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J’y serai le dimanche, on aura peut-être l’occasion de se croiser.
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Peut-être effectivement 😉
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Un énorme coup de cœur pour ce formidable premier roman signé Leila Mottley. J’ai pleuré à la fin, c’est rare chez moi mais la relation entre ce petit garçon et cette maman d’adoption Kiara, dix sept ans seulement. Ce petit garçon, c’est sa bouée de sauvetage, ce qui la retient à la vie, elle qui arpente la nuit et ces démons, sa violence, ces viols, ces corps meurtris.. Quel talent, quelle émotion. Je l’ai chroniqué sur le blog. Tu signes un très beau retour Cécile 😊
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Je viens de me plonger dans ta critique et on sent effectivement à quel point tu as été retourné par ce livre. C’est vrai que la relation entre Kiara et cet enfant est très touchante, éclaircie dans l’horreur. Quant à la fin, elle est très belle, concluant de manière parfaite un roman dur. Te lire va sans doute me faire reconsidérer mon avis – j’ai aimé, j’ai été bouleversée mais je ne comprends pas tout à fait l’immense chahut que provoque ce roman.
Par ailleurs, un immense merci pour tous ces commentaires et ces lectures attentives de mes billets qui datent pour certains de plusieurs mois. Ça me touche beaucoup 😊
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C’est toujours un grand plaisir que celui de visiter ton très beau blog. Cela m’avais manqué. Je retrouve mes habitudes sur WordPress et ça fait un bien fou d’être enfin de retour parmi vous. Longue vie à nos échanges chère Cécile 😊
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Merci !
Je suis ravie moi aussi de reprendre nos échanges toujours enrichissants. Longue vie à eux, en effet 😉
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Ping : 10 romans de la rentrée littéraire 2022 – Pamolico – critiques romans, cinéma, séries
Un titre de cette rentrée qui me fait très envie !
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Je te comprends, surtout qu’il fait grand bruit !
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Je le mets en tête de la sélection pour le prix Page/America
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Je n’ai pas lu trois romans en course, seulement celui-ci et Real Life mais oui, moi aussi.
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je le note car la collection « Terre d’Amérique » me plaît beaucoup
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Tu risques de trouver le roman cru malgré toutes les précautions et toute la finesse de l’autrice, sujet oblige.
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je goûte peu la crudité, à part dans mon assiette c’est connu mais pas rédhibitoire 🙂
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Oui, je me souviens 😉 tente ta chance alors, ça reste intelligemment et finement fait ici.
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Ping : Arpenter la nuit, Leila Mottley – Le Vélin et la Plume
Ah oui… Je me note ce titre, ta chronique attise ma curiosité 😉
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Je pense que le catalogue Terres d’Amérique en général pourrait te plaire d’ailleurs 🙂
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Oui, il faut que je me penche plus sur leur catalogue. J’ai d’ailleurs quelques titres dans ma PAL 😉
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Affaire à suivre alors 😉
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pourquoi pas, merci de la découverte
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Je suis en train de le lire. Ta chronique décrit parfaitement l’ambiance de ce roman.
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Oh merci ! J’ai hâte de lire ce que tu écriras à son sujet 😘
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Je l’ai terminé. 😀 Le talent de cette jeune auteure est fascinant.
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Oui, elle impressionne c’est vrai ! Je vais aller te lire 🙂
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Je ne l’ai encore pas publiée. 😉Elle est écrite, mais j’ai plusieurs autres chroniques à publier avant, 😀.
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Ah, je suis dans le même cas de figure et je me demande sans cesse « À qui le tour » 😉
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