The French Dispatch est, dans le film éponyme, le nom d’un journal dont les reporters se livrent à un véritable ballet, article après récit, récit après nécrologie. Le rédacteur en chef, incarné par Bill Muray, chef de troupe d’un casting de rêve, a quitté Liberty, au Kansas pour Ennui-sur-Blasé, en France – soulignons d’ores et déjà le charme loufoque de l’onomastique, représentatif de l’œuvre en son ensemble. Ce nouveau long-métrage de Wes Anderson repose sur une idée qui relève du génie : transposer une gazette en film, mettre en images ce qui n’aurait dû être que des mots. À l’heure où la presse écrite est en perte de vitesse, où de nombreux titres sont en chute libre et ne parviennent pas à se réinventer – en partie à cause de l’iconoclasme de notre société –, rendre hommage au papier par l’écran est une révérence espiègle et, ici, digne du grand cinéaste qu’est le réalisateur. The French Dispatch embrasse donc la construction du périodique qui lui donne son titre – librement inspiré du New Yorker, jusque dans l’esthétique des couvertures –, sans hésiter à enchâsser les récits dans un système de matriochkas soigneusement élaboré – quoique donnant au long-métrage un côté brouillon – et rythmé par une musique binaire endiablé, par les voix off fiévreuses qui se relaient, chacune étant celle du journaliste auteur de la rubrique se déroulant sous nos yeux.
Ce film oscille ainsi entre divers media, entre écrit, dessin-animé, saynètes et art dramatique, mais aussi entre diverses esthétiques – les formats varient, s’étirent puis se compriment, le noir-et-blanc alterne avec les couleurs acidulées, signatures de ce maître artistique, même si les jeux de symétrie conférent, entre autres éléments, son harmonie à l’œuvre pourtant décousue. En termes de genres, la réalisation n’est pas non plus en reste : une course-poursuite fait suite à un repas guindé qui lui-même précède un face à face en prison, bientôt suivi d’une scène de baiser échevelée. Enfin, c’est aussi une véritable Tour de Babel où s’ébattent de grands acteurs de diverses nationalités, le mélange d’accents et de couleurs sonores étant à l’image de l’esthétique chamarrée de ce maelström. Si ce tourbillon infernal fait de The French Dispatch une merveille de détails, aussi ciselée que les découpes des illustrations de Midi-pile par Rebecca Dautremer, un bijou d’orfèvrerie visuelle, elle tend à perdre le spectateur qui peine à suivre le rythme – 1h43 pour un tel hourvari, c’est peu ! L’attention doit être de chaque instant mais, même ainsi, The French Dispatch est un film à voir des dizaines de fois pour espérer en percevoir tout le génie, saisir les nuances de ce terrier d’Alice qui défile si vite qu’il semble presque un aplat.
Les acteurs, très théâtraux dans leurs répliques, évoluent en surimpression de décors en carton-pâte qui paraissent précisément être ceux d’un théâtre, prêts à s’évanouir pour laisser place à d’autres, semblables aux pliages élaborés des livres pop-up qui disparaissent dès que la page se tourne. Adam Stockhausen, chef-décorateur fétiche de Wes Anderson et Robert Yeoman, son directeur de la photographie, ont ainsi fait d’Angoulême, où a été tourné le film, une toile en perpétuelle mutation.
En y regardant de près, chacun des trois « récits » qui composent The French Dispatch est en réalité, derrière le salut amoureux mais insolent à la presse écrite, un hommage à l’art – art pictural, art des échecs et de la révolution, art culinaire. Humour et malice se mêlent donc à cet hommage qui échoue pourtant à dégager tendresse ou nostalgie, long-métrage également parcouru de références impossibles à recenser tant elles sont nombreuses et variées, allant des œuvres de Jean Renoir à la vie de personnages devenus historiques tels que Rosamond Bernier, fondatrice d’une revue artistique, ou Daniel Cohn-Bendit pendant Mai 68.
Ce long-métrage est une œuvre d’art à bien des égards comme l’était – de manière très différente bien sûr et loin de cette virtuosité, avouons-le –, Annette, également patchwork esthétique. La poésie du cinéma de Wes Anderson est néanmoins inimitable, parant cette réalisation finalement excessivement moderne d’un vernis d’absurde aérien, fantasque et suranné.
De : Wes Anderson
Avec : Timothée Chalamet, Lyna Khoudri, Elisabeth Moss, Frances McDormand, Benicio Del Toro, Léa Seydoux, Adrien Brody, Bill Murray…
Genre : Drame, Comédie, Romance, Historique…
Durée : 1h43
A voir sur Canal +
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Magnifique article sur cet Anderson que je n’ai toujours pas pris le temps de voir. J’aime beaucoup ce concept de « papier journal animé », écrin parfait pour ce réalisateur miniaturiste. Je n’ai plus qu’à me précipiter 😉
Bravo pour cet article.
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Oh oui, j’ai hâte de te lire à son sujet ! L’ensemble est parfois indigeste mais de toute beauté. J’aime bien le terme de « miniaturiste », c’est très bien trouvé. Quant au concept, il est extra, je suis d’accord avec toi.
Merci ! Et merci de ton passage 🙂
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Ce film décalé, surprend. J’ai lu les critiques. Mais Cécile, en me parlant de la poésie, de la fantaisie de « The French Dispatch » , j’ai très envie de le voir ! MERCI
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Merci à toi ! Il faut effectivement le voir pour son esthétique et sa fantaisie, en acceptant de ne pas tout comprendre, de laisser le tourbillon nous emporter même si parfois il étourdit voire devient indigeste… tu me diras 🙂
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