L’accident de chasse, David L. Carlson ; Landis Blair

Après la mort de sa mère, en 1959, Charlie Rizzo arrive à Chicago, chez son père qu’il ne connaît presque pas. Aveugle, Matt vit dans cette ville depuis des décennies, le Little Italy de sa jeunesse ayant aussi peu changé que les verres de ses lunettes ne se sont colorés. Comme un reflet de l’obscurité qui environne ce personnage, les illustrations de Landis Blair sont en noir et blanc, insondables, laissant parfois un peu de lumière, d’air se glisser entre les hachures et autres motifs serrés qu’il tisse sur le papier vierge. Là où le Rotring de Stanislas Moussé dans Longue vie laissait perplexe, les prouesses de Blair accompagnent ici la nuit claire dans laquelle évoluent les protagonistes.

Charlie grandit entre les sons de la machine à écrire en braille, les notes de musique qu’il tente d’arracher à son violoncelle et les rumeurs de meurtres et de règlements de compte qui enflent dans les ruelles. Autour de lui gravitent les mêmes malfrats que ceux qui corrompirent son père, l’attirant loin des écrits bien abscons de ce dernier – le fils peine à les comprendre lorsqu’il relit les transcriptions effectuées par une assistante. Pourtant, sa culture intellectuelle et artistique se bâtit peu à peu alors que son père éclaire certains points de ses élucubrations qui empruntent à la Bible et à la mythologie. Les années passent, la police vient frapper à la porte et Matt décide de révéler l’histoire de sa cécité à son fils, une histoire finalement pas si éloignée de la première version – en témoigne la théorie keatsienne de la « vérité de l’imagination ».

Ce documentaire prend la forme d’un roman graphique étrange. Les pages sont singulières, chacune amenant un nouveau motif qui ne se répétera pas, ou si peu – cases puis pleine page, double-page puis panoramique, silhouettes grisées puis gros-plan à l’impressionnante précision. David L. Carlson, se basant sur l’histoire familiale d’un ami, relate une illumination, la découverte des lettres et des sens, les premiers faces-à -faces avec la langue de Dante Alighieri. La fumée de l’ineffable cigarette de Matt envahit la page et laisse renaître ses souvenirs teintés de noirceur mais peu à peu étoilés d’étincelles paradoxalement irradiées par l’Enfer de Dante. Les cauchemars et les ressassements de Matt permettent à Landis Blair de laisser libre court à son imagination parfois macabre et torturée, de créer des bêtes monstrueuses et des ombres suppliciées. Réminiscences, présent du passé, passé du passé et présent des héros, rêves de ténèbres, création philosophico-religio-littéraire et aurore intellectuelle se mêlent, s’alternent et se relayent dans un objet d’une « sombre clarté » – Carlson confie dans la postface avoir eu « du mal à imaginer comment raconter cette histoire [tant il y avait] d’angles fascinants » et cela se sent, les liaisons s’établissant lentement entre les différentes perspectives. Les écrits de Matt oscillent entre discernement et inepties pompeuses, pastiches des grands des siècles derniers, donnant cependant tout son sens à la rédemption qui se joue sous les yeux du lecteur – rédemption qui doit son existence à la culture et aux arts.

Merci au magazine Elle et aux éditions Sonatine pour ce roman graphique, lu dans le cadre du Grand Prix des Lectrices (note GPL : 19/20)

David L. Carlson ; Landis Blair – L’accident de chasse
[The Hunting Accident – traduit par Julie Sibony]
Sonatine
27 août 2020
472 pages

Ils/elles en parlent aussi : L’accro des bulles, Les liseuses, Anita et son book club, Le jardin de Natiora, Librairie Flagey, Les Carpenter racontent, Comixtrip, Le temps libre de Nath, Moka – au milieu des livres, Hop sous la couette, Le massacre, En lisant, en écrivant, Aux bouquins garnis. Pativore

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