Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma

Robe rouge contre robe verte, chevelure blonde contre chevelure brune, Héloïse et Marianne, une jeune femme destinée au mariage, une autre, solitaire. Quand elles se rencontrent, Héloïse (Adèle Haenel) sort du couvent tandis que Marianne (Noémie Merlant) a été missionnée par la mère de la première pour réaliser son portrait. Le tableau sera envoyé au futur époux à Milan. Héloïse est pleine de colère, ne veut pas de ces fiançailles et refuse donc de poser, ce qui a causé la fuite du peintre ayant précédé Marianne dans la demeure familiale. Celle-ci devra donc esquisser croquis préparatoires et crayonnés, mémoriser ses traits, sans avoir le visage d’Adèle Haenel sous les yeux.

Très vite, une tension palpable monte entre les deux femmes. L’air s’épaissit entre elles, les regards se font plus appuyés, plus curieux, embarrassés. Quand la mère doit s’esquiver pour plusieurs jours, elles laissent peu à peu libre cours à leur passion, Sophie, la petite servante, étant la seule autre âme de la maison en l’absence de Madame.

En plus d’être une histoire d’amour dans l’Histoire, Portrait de la jeune fille en feu permet également de mettre en lumière ces femmes portraitistes si peu connues aujourd’hui, et pourtant si nombreuses à l’époque. Malgré tout, Céline Sciamma a fait le choix de créer un personnage sans emprunter à une personnalité ayant existé, considérant que « en inventer une c’était penser à toutes ». Peut-être le personnage de Marianne est-il aussi une projection d’elle-même et ce film le moyen d’évoquer la relation si particulière qui unit un artiste à sa muse.D’après la réalisatrice, « La collaboration est au cœur du film, qui fait un sort au concept de « muse » pour chroniquer différemment le rapport de création entre celui qui regarde et celui qui est regardé. »

Le scénario, qui se construit comme se bâtit une toile (préparation, regards, pose), n’a donc, à première vue, rien de palpitant. Cela n’empêche pas Portrait de la jeune fille en feu d’être résolument féministe (une femme aux commandes de femmes actrices dans une réalisation où il doit y avoir trois hommes en tout et pour tout, apparaissant deux minutes à peine à l’écran), de presque abolir toute distinction de classes entre les trois femmes qui portent le film, de présenter avec beaucoup de finesse un amour lesbien qui paraît presque universel, de rappeler le fardeau qui pesait sur les épaules si frêles des femmes au XVIIIème siècle, et même avant, et même après. Mariage arrangé, couvent, avortement. D’une simplicité extrême, le scénario rejoint en cela la ligne directrice du reste de la réalisation. La chronologie est linéaire et causale : pas d’ellipse ni d’artifice, simplement le temps qui s’écoule avec lenteur, aussi envoûtant que les plateaux qui apparaissent à l’écran, même lors des prises de vue montrant le portrait en cours. Le jeu des actrices, très théâtral, est alternativement presque morne puis plein d’emphase. Les scènes ont presque toutes été tournées sur la grève ou bien dans le château où le travail de l’équipe technique s’est borné à jouer sur les matières et les couleurs – concourant déjà à l’incroyable photographie de ce film. La bande-son est exempte de toute musique – mises à part les trois mesures de l’Été de Vivaldi, le chant des villageoises lors d’une fête et lors de la scène finale – et seul le roulis des vagues couvre parfois à demi les confidences des deux inconnues devenues amies puis amantes, quand ce n’est pas le crépitement du feu. Céline Sciamma remarque d’ailleurs que « Faire un film sans musique c’est être obsédé par le rythme, c’est le faire sonner ailleurs, dans les déplacements des corps et de la caméra. ». C’est la photographie, à couper le souffle, de Portrait de la jeune fille en feu qui en fait un film mémorable. Quand ce n’est pas le vent qui défait quelques mèches du chignon d’Héloïse, c’est la lumière ambrée des bougies qui créent des reflets d’or sur la peau des deux protagonistes. Une robe rouille sur un tapis de feuilles mortes, le vert satiné de la robe sur l’écume, l’étrange chorégraphie des trois jeunes femmes dans les herbes folles, près de la plage… Chaque scène paraît être un tableau, où lumière, couleurs, contrastes ont été pensés comme ils l’auraient été pour une toile de maître. Dans la nuit ou en plein jour, dans l’intimité de la cuisine où seule se tient Sophie ou face à la mer, sur le sable déserté, Marianne et Héloïse voient éclore leurs sentiments, les visages se crispent puis s’apaisent, les yeux s’emplissent de colère, de joie, puis de larmes. Préférer les souvenirs aux regrets, maxime qui semble faire écho au mythe d’Orphée et d’Eurydice, lu, un soir au coin du feu, par Héloïse : il préfère se rappeler leur amour et ne pas prendre le risque de le laisser se consumer, alors il se retourne et échoue à la sauver. Cette légende est aussi rappelée dans les dernières minutes du film : alors que Marianne part, Héloïse lui demande de se retourner une dernière fois.

Si l’image marquante des Césars 2020 restera Adèle Haenel se levant et quittant la salle, ce film, pour lequel elle était là, n’a été couronné que de la statuette récompensant la meilleure photographie. L’année précédente, Portrait de la jeune fille en feu avait obtenu la Palme du meilleur scénario à Cannes.  

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25 réflexions sur “Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma

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  3. regardscritiquesho22

    « Portrait de la jeune fille en feu » de Céline Sciamma…
    Pour tout vous dire, franchement, je suis resté complètement extérieur au film, je n’ai ressenti aucune émotion pour cette histoire de filles et, même si toute la première partie, la mise en place, la reconnaissance des sentiments et du désir entre les deux jeunes filles m’ont paru intéressantes, toute la deuxième patrie m’a carrément ennuyé; le film aurait largement pu s’arrêter une bonne demi-heure -voire plus!- avant la fin… Mais peut-être que les romances saphiques ne sont pas mon truc…
    Alors je me suis intéressé au reste et le reste, ce sont deux actrices magnifiques, Adèle Haenel -qu’on ne présente plus- et Noémie Merlant -que je ne connaissais pas-, qui sont absolument ravissantes. Le reste, c’est aussi le XVIIIème Siècle, Watteau, Fragonard, les Fêtes Galantes et la côte bretonne. De ce point de vue, le film est très esthétique, chaque plan est un tableau, les couleurs, les éclairages sont superbes, mais là non plus je n’ai guère été convaincu, tant cet esthétisme paraît artificiel, gratuit, sophistiqué et même maniéré, tant on sent la volonté de la réalisatrice de faire joli.
    Le film me paraît plus être un hommage de Céline Sciamma à sa compagne Adèle Haenel et, effectivement, de ce point de vue, c’est une réussite…
    Mais, bon, il me semble qu’on oubliera vite ce « Portrait de la jeune fille en feu »…

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  4. je l’ai vu sur canal+ avant-hier et il m’a vraiment beaucoup plu :
    l’histoire est belle, un hommage aux femmes peintres de l’époque, les personnages sont bien construits, les actrices ont un jeu subtil, les émotions passent bien, la tension monte graduellement…
    Chef-d’œuvre est le mot qui convient 🙂
    hier j’ai vu « Douleur et gloire » de Pedro Almodovar avec une performance géniale d’ Antonio Banderas qui a eu le prix d’interprétation masculine 🙂
    j’aime beaucoup Almodovar et en ce moment il y a pas mal de rediffusions aussi alors je suis comblée 🙂

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    1. Ah oui Almodovar m’avait beaucoup plu ! Plus que Portrait de la jeune fille en feu, dans un genre totalement autre… chaque scène est un vrai tableau et le reste passe peut être légèrement au second plan (sauf sur le message)… j’ai bien apprécié néanmoins 🙂

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  5. Le fil conducteur me semblait bien mince et je n’étais pas allé le voir à sa sortie. Je l’ai regardé hier en VOD. Effectivement, vous avez raison, c’est un pur chef d’oeuvre pour toutes les raisons que vous avez donné. Du grand, très grand cinéma avec des actrices formidables et une réalisatrice qui a su les filmer.

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