Une uchronie ambitieuse (Civilizations, Laurent Binet)

Civilizations est d’un genre étrange, hybride. Il s’agit en réalité d’une uchronie qui mélange donc faits réels et inventés.

Laurent Binet réalise ici une performance. Il réécrit l’Histoire d’une façon impressionnante, partant du principe que les peuples d’Amérique Latine que les Occidentaux ont conquis sortent vainqueurs de ces combats. Son récit est découpé en quatre parties.
Il commence par narrer les exploits des Groenlandais qui se dirigent vers le Sud, toujours plus au Sud, vers l’Argentine et sa terre de feu, colonisant certaines îles, mêlant leurs croyances à celles des autochtones.
Il est ensuite question de Christophe Colomb : son journal de bord imaginaire nous est donné à lire, rédigé d’une façon poussiéreuse supposée représenter le français d’alors. Il raconte sa défaite face aux Cubains qui continuent à prier Thor, leurs divinités s’étant mélangées aux dieux nordiques. Colomb nous confie aussi qu’il s’est transformé en une sorte de fou du roi, assurant malgré tout l’apprentissage du castillan à la fille de la reine, Higuénamota.
Dans la troisième partie, Higuénamota est adulte et rencontre l’empereur Inca, Atahualpa, qui l’emmènera avec lui en Europe, faisant d’elle sa maîtresse et son interprète…
Enfin, Binet suit les traces de Cervantès, le célèbre auteur espagnol, dans ses péripéties. L’auteur le fera rencontrer au cours de ses voyages Domínikos Theotokópoulos, plus connu sous le nom de Le Greco, ces deux artistes représentant en réalité les deux visages de l’Espagne de l’époque d’après plusieurs critiques et chercheurs.

C’est dans la troisième fraction du livre, la plus longue, que le talent de Binet se dévoile tout entier. En effet, il parvient à croiser son histoire et la vraie Histoire, les dynasties de rois et les grandes familles (les Hasbourg, les Médicis notamment) se confondant avec celle de l’Inca qui prend peu à peu la place de Charles Quint. Des personnages historiques majeurs (Pedro Pizarro, conquistador, devenant ici page d’Higuénamota) sont travestis. Au contraire de nombreux romans qui jouent avec l’Histoire, il est ici assez facile de séparer le vrai du faux. L’auteur parvient à expliquer les tensions religieuses, le protestantisme, les désaccords, les trahisons, se plaçant du point de vue sud-américain, et donc profane, étranger à toutes les coutumes européennes. Les mots employés sont simples et les choses sont bien souvent expliquées de façon imagée – ce qui finira d’ailleurs par lasser le lecteur.

Il faut au moins une soixantaine de pages pour commencer à prendre plaisir à découvrir l’Histoire sous un nouveau jour, apprenant des choses tout en réfléchissant à ce qui aurait pu se passer si le culte du Soleil avait gagné l’Occident, si les Incas et plus tard les Mexicains avaient débarqué en Europe, important par la même occasion leurs croyances et leur tolérance. Malgré tout, c’est une lecture très exigeante, qui demande une certaine connaissance historique pour pouvoir être appréciée un tant soit peu. Certains passages semblent un peu longs et les débuts des parties sont également fastidieux : beaucoup de personnages sont introduits en peu de lignes, certains n’étant pas présents (ou peu) dans le reste du récit.

On soulignera malgré tout cette prouesse de Laurent Binet… prouesse qui lui a valu le Prix de l’Académie Française 2019.

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Merci aux Éditions Grasset et à NetGalley pour cette lecture !

Ils en parlent aussi : Ma voix au chapitre, Les liseuses, La biblio de Koko, Zero janvier, Cercle des libraires disparues, Une plume sur un parchemin, Urania, The unamed bookshelf, Vagabondage autour de soi, Girl kissed by fire, Actuel Antiquité, Plumes et pages, Le prix virilo, Ma passion les livres, Master édition Strasbourg, Words and peace, La culture dans tous ses états, Enpochezmoi, Les livres d’Eve, Between the books

28 réflexions sur “Une uchronie ambitieuse (Civilizations, Laurent Binet)

  1. Ping : Perspective(s), Laurent Binet – Pamolico – critiques romans, cinéma, séries

  2. Jolie critique et je te rejoins totalement Cécile sur cette idée qu’il y a des longueurs et un manque d’émotion criant qui font qu’on lit ce livre sans s’attacher aux protagonistes. Même quand Atahualpa est assassiné.. je n’ai rien ressenti. Après le style et le postulat de départ, l’idée, tout cela fait de ce livre un bel ouvrage malgré tout 😉 Merci pour le lien vers le blog c’est cool, excellente soirée Cécile 😉

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  3. Laurent Binet est un auteur magnifique mais difficile à appréhender. J’adore l’histoire et les uchronies donc je dirais oui mais dans un même temps j’appréhende un peu la complexité de cette histoire. J’attendrais sûrement la sortie en poche. On en parle beaucoup de ce livre en cette rentrée littéraire. Ta belle critique donne envie en tout cas 😊

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    1. Je n’avais jamais rien lu de lui et c’est une jolie découverte même si ce fut une lecture exigeante.
      Merci ! Mais je me suis dit en écrivant ma chronique que tu aurais envie de le lire, en adepte d’Histoire que tu es 😉 mais donc j’attendrais ton avis !

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      1. Tu as vu juste 😉 c’est vrai que c’est un livre qui me titille surtout après avoir lu ta jolie chronique. Je vais le rajouter à ma liste Babelio et je le lirais c’est promis. Là, je suis sur le dernier Richard Powers, qui va sortir début septembre mais aussi sur le Chris Kraus « la fabrique des salauds »; j’attends une réponse de netgalley pour le sorj chalandon dont on parle beaucoup aussi. Plus « sauvage » de Bradbury et le Cédric Sire que je n’avance plus du coup ^^ mais c’est un plaisir de découvrir ces univers grâce à des lectrices et blogueuses passionnées comme toi ! merci 😊

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  4. J’aime beaucoup lire les avis, plus ou moins différents du mien, sur les livres que j’ai lus moi aussi. C’est toujours enrichissant ! Surtout dans un cas comme celui-ci où chacun comprend ou pas certaines références. Tu en as relevées certaines que je n’avais pas saisies, par exemple celle sur Le Greco. Il faut dire que la quatrième et dernière partie, avec Cervantès, m’a totalement laissé de marbre !

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  5. Woaw merci beaucoup pour la citation hihi ^^ je suis un peu du même avis que toi : ça a été un peu long (ça reste du Binet) mais l’intrigue était très originale. En ce qui concerne les connaissances historiques à avoir au préalable, j’en avais un minimum pour comprendre et ce que je ne captais pas me donnait envie de me renseigner, personnellement donc j’ai plutôt apprécié :3

    Des bisous à toi ❤️

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    1. Mais de rien ^^
      Oui c’est vrai que l’intrigue sort de l’ordinaire et que généralement on connaît vaguement ce dont il parle grâce aux cours mais c’est en effet un peu longuet (jamais lu cet auteur avant donc je n’ai pzs de point de comparaison !) 😉
      Des bisous à toi aussi 😽

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